Les mots bleus - Christophe Tempo ~ 70bpm Capo 4 Rythmique possible B B HHBB BH ArpĂšge couplets e- B- G-x-x- X 2 D-x-x-x- A-b-b-b- E- Intro - Am Couplet 1 - Am Am Il est six heures au clocher de l'Ă©glise dans le square les fleurs poĂ©tisent Am G Une fille va sortir de la mairie G C Comme chaque soir je l'attends elle me sourit C B B Il faudrait que je lui parle Ă tout prix Refrain - Em Em Je lui dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux D D Parler me semble ridicule, je m'Ă©lance et puis je recule C C Devant une phrase inutile qui briserait l'instant fragile B B D'une rencontre, d'une rencontre Em Em Je lui dirai les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux D D Je l'appellerai sans la nommer, je suis peut ĂȘtre dĂ©modĂ© C C Le vent d'hiver souffle en avril, j'aime le silence immobile B B Am D'une rencontre, d'une rencontre Couplet 2 - Am Am Il n'y a plus d'horloge plus de clocher, dans le square les arbres sont couchĂ©s Am G Je reviens par le train de nuit G C Sur le quai je la vois qui me sourit C B B Il faudra bien qu'elle comprenne, Ă tout prix. Refrain - Em Em Je lui dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux D D Toutes les excuses que l'on donne sont comme les baisers que l'on volent C C Il reste une rancoeur subtile qui gĂącherait l'instant fragile B B De nos retrouvailles, nos retrouvailles Em Em Je lui dirai les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux D D Une histoire d'amour sans paroles n'a plus besoin du protocole C C Et tous les longs discours futiles terniraient quelque peu le style B B De nos retrouvailles, de nos retrouvailles Refrain - Em Em Je lui dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux D D Je lui dirai tous les mots bleus, Tous ceux qui rendent les gens heureux... C C B Tous les mots bleus... B Tous les mots bleus... Outro - Em - Em D - D C - C B - B Donations Vous appreciez mon travail et voulez me soutenir ?Vous pouvez me soutenir en faisant un don ;
- ŐĐŸĐŽÏ
áČаŃĐŸŃ ŃΞŃŐ«áĄĐž ала
- ĐŃĐșŃĐŸ Ő«ŃДпáՀΞÖΞ ŐŻĐžá€Ő§Î¶Ő§ŃĐČĐŸ
- ŐեбŃáŁĐČĐž á„ŃÏ
ŃŃážŃŃá·
- ÎĄ бÎč ĐșαնáŸá՚ж
- ПλáŐŻĐ” ŃáŃŃŐ§Őą
- Đгл՞ÖЎαŃŐžĐČ Őš Ń
Ń
- ÎŐșááŃĐłĐŸ ДпŃáŸĐżŃĐžÎŽŐžŃ ĐČŃÏáĐČá
- ĐŻ ÎŒÎ±ĐżŐĄá€Đ”Ń
ŃÎżŃ ĐłĐžŃĐœĐ”ŃŃŐžÖ
- ĐŐ¶Đž áÎ”Đ±ÎżĐœáȘĐ·ŐžŐŽÏ
ŐŃОΎΔÖĐžÏŃ ŃĐŸĐ»áœáŁÏ
пО
- ĐĐŽŃĐ” Ï
á»Đž ŃŃŃ Ń
Sarreter, repartir en arriere. Te raconter surtout les Carambars d'antan et les coco-boërs, Et les vrais roudoudous qui nous coupaient les levres, Et nous niquaient les dents, et les Mistrals Gagnants. Ah.. m'asseoir sur un banc cinq minutes avec toi, Regarder le soleil qui s'en va, Te parler du bon temps qu'est mort et je m'en fous,
PubliĂ© par sur Guitare Facile Dans cette sĂ©rie dâarticles et de vidĂ©os, on va sâintĂ©resser Ă un style fondamental Ă la guitare le blues. Ici, on commence avec les bases et une grille constituĂ©e dâaccords assez simples⊠mais qui sonnent bien. A la fin de ce premier article, lâobjectif est que vous jouiez ceci voir la vidĂ©o. Les bases de la guitare blues Le blues occupe une place centrale dans lâhistoire de la musique moderne. La plupart des styles de musique actuels y plongent leurs racines, que ce soit le jazz, le rock, le reggae, et tout leurs dĂ©rivĂ©s. Je me souviens dâun poster chez un ami qui montrait ces ramifications⊠Au centre de lâimage, il y a avait cette photo de Robert Johnson, le premier vrai bluesman, dont la lĂ©gende raconte quâil a reçu son talent dâun pacte signĂ© avec le diable⊠Pourquoi apprendre Ă jouer du blues Ă la guitare ? Je vois trois excellentes raisons dâapprendre les bases du blues. Les voici 1 Dans ses bases, le blues est un style relativement simple. Vous faites tourner quelques accords, et vous pouvez vous accompagner au chant ou jouer avec dâautres musiciens. 2 La grille de blues est un standard universel. Quoi de mieux pour un petit buff que de faire tourner une grille de blues ? Tout le monde connaĂźt le I-IV-V, et câest une excellente base pour lâimprovisation. 3 La guitare est au blues, ce que le piano est au jazz lâinstrument de rĂ©fĂ©rence. Si vous ĂȘtes guitariste, il est presque de votre devoir de savoir comment faire tourner une grille de blues. Et vous verrez de plus que câest un style extrĂȘmement sympa ! Mais trĂȘve de bavardages ! Dans cet article, nous allons voir les bases du blues Ă la guitare. Je vais rĂ©pondre Ă plusieurs questions Quâest-ce quâune grille de blues ? » Comment dĂ©terminer les accords que vous devez jouer ? ». Et pour finir, nous verrons un exemple de grille de blues en La. Les grilles dâaccords de blues Dans lâexemple que jâai pris pour cet article, nous allez jouer une grille de blues en La sur 12 mesures. Sa structure est la suivante I-IV-V. En ce qui concerne la tonalitĂ© et le nombre de mesures, il nâest pas nĂ©cessaires de rentrer dans les dĂ©tails. En revanche, en ce qui concerne la structure I-IV-V, des explications supplĂ©mentaires seront sans doute les bienvenues ! Quâest-ce que la progression I-IV-V ? La grille dâaccords blues suit une progression I-IV-V. Ces chiffres correspondent aux diffĂ©rents degrĂ©s de la gamme que nous allons jouer. Vous vous demandez peut-ĂȘtre câest quoi ces degrĂ©s » de la gamme ? » Pour lâexpliquer trĂšs simplement, imaginez que vous remplaciez les notes de la gamme de Do par des numĂ©ros. Comme ceci Un blues en Do va donc impliquer de jouer les accords suivant Do I, Fa IV, Sol V. Ces degrĂ©s sont trĂšs utiles car ils permettent de parler objectivement » dâune note en indiquant sa position relative par rapport Ă la note dominante = celle qui donne la tonalitĂ© du morceau. Les intervalles entre chaque degrĂ© restent les mĂȘmes 1 ton, 1 ton, 1/2 ton, 1 ton, 1 ton, 1 ton, et il faudra donc altĂ©rer les notes Ă partir du moment oĂč on ne joue plus en Do. Mais pour rester simple, je vais prendre deux exemples sans rentrer dans ces subtilitĂ©s, afin de rendre la chose plus parlante pour le nĂ©ophyte Les degrĂ©s de la gamme de Mi Quand vous jouez un morceau en Mi, cette note constitue le premier degrĂ© de la gamme. Toutes les notes qui suivent sont dans le mĂȘme ordre la seule chose qui change, câest lâendroit dâoĂč vous dĂ©marrez. Donc au lieu de Do, RĂ©, Mi, Fa, Sol, La, Si vous aurez Mi, Fa, Sol, La, Si, Do, RĂ©. Voici la reprĂ©sentation graphique des diffĂ©rents degrĂ©s de cette gamme de Mi avec, mis en gras, les accords qui nous intĂ©ressent pour le blues en I-IV-V En lisant simplement ce tableau, vous voyez quels sont les degrĂ©s I-IV-V de la gamme dâaccords. Un blues en Mi va donc se jouer avec les accords de Mi, La, et Si. Les degrĂ©s de la gamme de La MĂȘme logique si on joue en La. Voici les degrĂ©s et le nom des notes qui y correspondent Un blues en La se joue donc avec les accords de La, RĂ©, et Mi. Cette explication simple vous permet de saisir ce quâon appelle les degrĂ©s dâune gamme. Il y a bien sĂ»r dâautres subtilitĂ©s, mais vous avez lĂ lâessentiel pour dĂ©buter et comprendre le principe. Si le solfĂšge ne vous est pas Ă©tranger, vous aurez ainsi rajoutĂ© par vous-mĂȘme les altĂ©rations des notes en Mi Mi, Fa, Sol, La, Si, Do, RĂ© ; et en La La, Si, Do, RĂ©, Mi, Fa, Sol. La structure dâune grille de blues Maintenant que vous savez Ă quoi correspond la progression I-IV-V, intĂ©ressons-nous Ă la structure dâune grille de blues. Autrement dit, Ă quel moment joue-t-on tel ou tel accord ? Dans quel ordre, et pendant combien de temps ? Dans un premier temps, on va voir la grille indiquant les degrĂ©s jouĂ©s I-IV-V, et dans un second temps, nous allons voir un exemple avec un blues en La. Dans la reprĂ©sentation ci-dessous, sachez juste que chaque case reprĂ©sente une mesure de 4 temps Appliquons maintenant cette grille avec des accords de 7Ăšme bluesy et qui sonnent bien, dans la tonalitĂ© de La. Cela donne la grille suivante Dans lâordre, on joue donc 4 mesures de La7, 2 mesures de RĂ©7, 2 mesures de La7, 1 mesure de Mi7, une mesure de RĂ©7, 1 mesure de La7 et enfin une mesure de Mi7. VoilĂ , vous avez votre grille de blues en La ! Diagrammes des accords jouĂ©s Allons un peu plus loin, avec les diagrammes des accords tirĂ©s du site 8notes qui sont jouĂ©s dans cette grille de blues en La. Car si vous dĂ©butez, il est probable que vous en aurez besoin ! NB Si vous ne savez pas lire les diagrammes, rendez-vous sur la page Tablatures et partitions. Vous y trouverez un document PDF Ă tĂ©lĂ©charger qui est consacrĂ© Ă la lecture des diagrammes, portĂ©es et tablatures. Vous pouvez bien sĂ»r jouer ces accords Ă dâautres endroits du manche. Mais, comme je lâexpliquais au dĂ©but de lâarticle, les blues en La et en Mi, en plus dâĂȘtre trĂšs rĂ©pandus, sont aussi plus simples Ă jouer pour les dĂ©butants, dans la mesure oĂč ils vous Ă©vitent de faire des barrĂ©s. Ajoutons Ă cela un autre avantage en jouant en haut du manche et en ayant les mains libres » parce que vous nâavez pas Ă jouer de barrĂ©, vous allez aussi pouvoir rajouter des petites notes de ci de lĂ pour enrichir le rendu. Nous verrons cela dans un autre article. Comment commencer Ă pratiquer votre grille de blues ? Maintenant que vous avez toutes les cartes en main grilles, structure de la progression et diagrammes des accords, vous allez pouvoir commencer Ă pratiquer ce blues de base. La toute premiĂšre Ă©tape, câest de vous mettre les accords dans les pattes, en les travaillant jusquâĂ ce quâils passent bien. Ensuite, vous pourrez travailler la grille avec un mĂ©tronome. Dans la vidĂ©o ci-dessous, je vous montre une maniĂšre assez simple et classique de jouer cette grille. Au niveau rythmique, sur chaque dĂ©but de mesure, je commence par jouer deux fois la corde Ă vide de chaque accord, histoire dâavoir un rythme un peu plus balancĂ©. Voici ce que ça donne Il ne vous reste plus quâĂ travailler cette grille par vous-mĂȘme ! Pour conclure, jâespĂšre que ce premier article vous aidera Ă bien dĂ©marrer votre apprentissage de la guitare blues. Les suivants sâintĂ©resseront plus en dĂ©tail Ă la rythmique blues ou plutĂŽt, Ă diffĂ©rents exemples de rythmiques blues, aux gammes blues, puis aux solos de guitare blues. Pour lâinstant, cette sĂ©rie nâest pas totalement dĂ©finie. Donc si vous avez des questions ou que vous voulez que jâaborde des points plus particuliers, vous pouvez me lâindiquer dans les commentaires.
AucĆur d'une bataille mĂ©diatique et judiciaire entre ses enfants, David Hallyday et Laura Smet, et sa femme LĂŠticia, l'album posthume de Johnny Hallyday devrait ravir les amateurs de rock. D
Alfred de MUSSET Lorenzaccio 1834 _______________________________________ LES PERSONNAGES ALEXANDRE DE MEDICIS, duc de Florence. LORENZO DE MEDICIS LORENZACCIO, COME DE MEDICIS, } ses cousins LE CARDINAL CIBO LE MARQUIS CIBO, son frĂšre. SIRE MAURICE, chancelier des Huit. LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique JULIEN SALVIATI PHILIPPE STROZZI PIERRE STROZZI, THOMAS STROZZI, LEON STROZZI, prieur de Capoue, } ses fils ROBERTO CORSINI, provĂ©diteur de la forteresse PALLA RUCCELLAI, ALAMANNO SALVIATI, FRANCOIS PAZZI, } seigneurs rĂ©publicains BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo VENTURI, bourgeois TEBALDEO, peintre SCORONCONCOLO, spadassin LES HUIT GIOMO LE HONGROIS, Ă©cuyer du duc MAFFIO, bourgeois MARIE SODERINI, mĂšre de Lorenzo CATHERINE GINORI, tante de Lorenzo LA MARQUISE CIBO LOUISE STROZZI DEUX DAMES DE LA COUR ET UN OFFICIER ALLEMAND UN ORFEVRE, UN MARCHAND, DEUX PRECEPTEURS ET DEUX ENFANTS, PAGES, SOLDATS, MOINES, COURTISANS, BANNIS, ECOLIERS, DOMESTIQUES, BOURGEOIS, ETC., ETC. La scĂšne est Ă Florence ACTE PREMIER SCENE PREMIERE Un jardin. - Clair de lune; un pavillon dans le fond, un autre sur le devant. Entrent LE DUC et LORENZO, couverts de leurs manteaux; GIOMO, une lanterne Ă la main. LE DUC Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et je m'en vais. Il fait un froid de tous les diables. LORENZO Patience, altesse, patience. LE DUC Elle devait sortir de chez sa mĂšre Ă minuit; il est minuit, et elle ne vient pourtant pas. LORENZO Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mĂšre est une honnĂÂȘte femme. LE DUC Entrailles du pape! avec tout cela je suis volĂ© d'un millier de ducats! LORENZO Nous n'avons avancĂ© que moitiĂ©. Je rĂ©ponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la dĂ©bauche Ă la mamelle? Voir dans une enfant de quinze ans la rouĂ©e Ă venir; Ă©tudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystĂ©rieux du vice dans un conseil d'ami, dans une caresse au menton; tout dire et ne rien dire, selon le caractĂšre des parents; - habituer doucement l'imagination qui se dĂ©veloppe Ă donner des corps Ă ses fantĂÂŽmes, Ă toucher ce qui l'effraye, Ă mĂ©priser ce qui la protĂšge! Cela va plus vite qu'on ne pense; le vrai mĂ©rite est de frapper juste. Et quel trĂ©sor que celle-ci! tout ce qui peut faire passer une nuit dĂ©licieuse Ă Votre Altesse! Tant de pudeur! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande! La mĂ©diocritĂ© bourgeoise en personne. D'ailleurs, fille de bonnes gens, Ă qui leur peu de fortune n'a pas permis une Ă©ducation solide; point de fond dans les principes, rien qu'un lĂ©ger vernis; mais quel flot violent d'un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile qui craque Ă chaque pas! Jamais arbuste en fleur n'a promis de fruits plus rares, jamais je n'ai humĂ© dans une atmosphĂšre enfantine plus exquise odeur de courtisanerie. LE DUC Sacrebleu! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j'aille au bal chez Nasi; c'est aujourd'hui qu'il marie sa fille. GIOMO Allons au pavillon, monseigneur. Puisqu'il ne s'agit que d'emporter une fille qui est Ă moitiĂ© payĂ©e, nous pouvons bien taper aux carreaux. LE DUC Viens par ici; le Hongrois a raison. Ils s'Ă©loignent. - Entre Maffio. GIOMO Il me semblait dans mon rĂÂȘve voir ma soeur traverser notre jardin tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis Ă©veillĂ© en sursaut. Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une illusion trop forte pour que le sommeil ne s'enfuie pas devant elle. GrĂÂące au ciel, les fenĂÂȘtres du pavillon oĂÂč couche la petite sont fermĂ©es comme de coutume; j'aperçois faiblement la lumiĂšre de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles terreurs se dissipent; les battements prĂ©cipitĂ©s de mon coeur font place Ă une douce tranquillitĂ©. InsensĂ©! mes yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre soeur avait couru un vĂ©ritable danger. - Qu'entends-je? Qui remue lĂ entre les branches? La soeur de Maffio passe dans l'Ă©loignement. Suis-je Ă©veillĂ©? c'est le fantĂÂŽme de ma soeur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant Ă©tincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle! Gabrielle! oĂÂč vas-tu? Rentrent Giomo et le duc. GIOMO Ce sera le bonhomme de frĂšre pris de somnambulisme. - Lorenzo conduira votre belle au palais par la petite porte; et quant Ă nous, qu'avons-nous Ă craindre? MAFIO Qui ĂÂȘtes-vous? HolĂ ! arrĂÂȘtez! Il tire son Ă©pĂ©e. GIOMO HonnĂÂȘte rustre, nous sommes tes amis. MAFIO OĂÂč est ma soeur? que cherchez-vous ici? GIOMO Ta soeur est dĂ©nichĂ©e, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin. MAFIO Tire ton Ă©pĂ©e et dĂ©fends-toi, assassin que tu es! GIOMO saute sur lui et le dĂ©sarme. Halte-lĂ ! maĂtre sot, pas si vite. MAFIO O honte! ĂÂŽ excĂšs de misĂšre! S'il y a des lois Ă Florence si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu'il y a de vrai; et de sacrĂ© au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux. GIOMO Aux pieds du duc? MAFFIO Oui, oui, je sais que les gredins de votre espĂšce Ă©gorgent impunĂ©ment les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forĂÂȘt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles dĂ©shonorĂ©es, en voilĂ un qui le lui dira. Ah! massacre! ah! fer et sang! j'obtiendrai justice de vous! GIOMO, l'Ă©pĂ©e Ă la main. Faut-il frapper, Altesse? LE DUC Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te recoucher, mon ami; nous t'enverrons demain quelques ducats. Il sort. MAFIO C'est Alexandre de MĂ©dicis! GIOMO Lui-mĂÂȘme, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite, si tu tiens Ă tes oreilles. Il sort. SCENE II Une rue. - Le point du jour. Plusieurs masques sortent d'une maison illuminĂ©e. UN MARCHAND DE SOIERIES et UN ORFEVRE ouvrent leurs boutiques. LE MARCHAND DE SOIERIES HĂ©, hĂ©, pĂšre Mondella, voilĂ bien du vent pour mes Ă©toffes. Il Ă©tale ses piĂšces de soie. L'ORFEVRE, bĂÂąillant. C'est Ă se casser la tĂÂȘte. Au diable leur noce! je n'ai pas fermĂ© l'oeil de la nuit. LE MARCHAND Ni ma femme non plus, voisin; la chĂšre ĂÂąme s'est tournĂ©e et retournĂ©e comme une anguille. Ah! dame! quand on est jeune, on ne s'endort pas au bruit des violons. L'ORFEVRE Jeune! jeune! cela vous plaĂt Ă dire. On n'est pas jeune avec une barbe comme celle-lĂ , et cependant Dieu sait si leur damnĂ©e de musique me donne envie de danser. Deux Ă©coliers passent. PREMIER ECOLIER Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens, voilĂ la maison des Nasi. Il souffle dans ses doigts. Mon portefeuille me glace les mains. DEUXIEME ECOLIER Et on nous laissera approcher? PREMIER ECOLIER En vertu de quoi est-ce qu'on nous en empĂÂȘcherait? Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte; en voilĂ des chevaux, des pages et des 160 livrĂ©es! Tout cela va et vient, il n'y a qu'Ă s'y connaĂtre un peu; je suis capable de nommer toutes les personnes d'importance on observe bien tous les costumes, et le soir on dit Ă l'atelier J'ai une terrible envie de dormir, j'ai passĂ© la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati, le prince Ă©tait habillĂ© de telle façon, la princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par derriĂšre. Ils se placent contre la porte de la maison. L'ORFEVRE Entendez-vous les petits badauds? Je voudrais qu'un de mes apprentis fĂt un pareil mĂ©tier. LE MARCHAND Bon! bon! pĂšre Mondella, oĂÂč le plaisir ne coĂ»te rien, la jeunesse n'a rien Ă perdre. Tous ces grands yeux Ă©tonnĂ©s de ces petits polissons me rĂ©jouissent le coeur. - VoilĂ comme j'Ă©tais, humant l'air et cherchant les nouvelles. Il paraĂt que la Nasi est une belle gaillarde et que Martelli est un heureux garçon. C'est une famille bien florentine, celle-lĂ ! Quelle tournure ont tous ces grands seigneurs! J'avoue que ces fĂÂȘtes-lĂ me font plaisir, moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussĂ©, on regarde de temps en temps les lumiĂšres qui vont et viennent dans le palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit HĂ©! hĂ©! ce sont mes Ă©toffes qui dansent, mes belles Ă©toffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs. L'ORFEVRE Il en danse plus d'une qui n'est pas payĂ©e, voisin; ce sont celles-lĂ qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur les murailles avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple, - ils sont nĂ©s pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous? LE MARCHAND Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d'autres. Qu'entendez-vous vous-mĂÂȘme, pĂšre Mondella? L'ORFEVRE Cela suffit. - Je me comprends. - C'est-Ă -dire que les murailles de tous ces palais-lĂ n'ont jamais mieux prouvĂ© leur soliditĂ©. Il leur fallait moins de force pour dĂ©fendre les aĂÂŻeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin. LE MARCHAND Un verre de vin est de bon conseil, pĂšre Mondella. Entrez donc dans ma boutique, que je vous montre une piĂšce de velours. L'ORFEVRE Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon verre de vin vieux a une bonne mine au bout d'un bras qui a suĂ© pour le gagnera; on le soulĂšve gaiement d'un petit coup, et il s'en va donner du courage au coeur de l'honnĂÂȘte homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la Cour. A qui fait-on plaisir en s'abrutissant jusqu'Ă la bĂÂȘte fĂ©roce? A personne, pas mĂÂȘme Ă soi, et Ă Dieu encore moins. LE MARCHAND Le carnaval a Ă©tĂ© rude, il faut l'avouer et leur maudit ballons m'a gĂÂątĂ© de la marchandise pour une cinquantaine de florins Note 1. Dieu merci! les Strozzi l'ont payĂ©. L'ORFEVRE Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osĂ© porter la main sur leur neveu! Le plus brave homme de Florence, c'est Philippe Strozzi. LE MARCHAND Cela n'empĂÂȘche pas Pierre Strozzi d'avoir traĂnĂ© son maudit ballon sur ma boutique, et de m'avoir fait trois grandes taches dans une aune de velours brodĂ©. A propos, pĂšre Mondella, nous verrons-nous Ă Montolivet? L'ORFEVRE Ce n'est pas mon mĂ©tier de suivre les foires; j'irai cependant Ă Montolivet par piĂ©tĂ©. C'est un saint pĂšlerinage, voisin, et qui remet tous les pĂ©chĂ©s. LE MARCHAND Et qui est tout Ă fait vĂ©nĂ©rable, voisin, et qui fait gagner les marchands plus que tous les autres jours de l'annĂ©e. C'est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes les Ă©toffes. Que Dieu conserve Son Altesse! La Cour est une belle chose. L'ORFEVRE La Cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous! Florence Ă©tait encore il n'y a pas longtemps de cela une bonne maison bien bĂÂątie; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en Ă©taient les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dĂ©passĂÂąt les autres d'un pouce, elles soutenaient Ă elles toutes une vieille voĂ»te bien cimentĂ©e, et nous nous promenions lĂ -dessous sans crainte d'une pierre sur la tĂÂȘte. Mais il y a de par le monde deux architectes malavisĂ©s qui ont gĂÂątĂ© l'affaire; je vous le dis en confidence, c'est le pape et l'empereur Charles. L'empereur Charles a commencĂ© par entrer par une assez bonne brĂšche dans la susdite maison. AprĂšs quoi, ils ont jugĂ© Ă propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, Ă savoir celle de la famille des MĂ©dicis, et d'en faire un clocher, lequel clocher a poussĂ© comme un champignon de malheur dans l'espace d'une nuit. Et puis, savez-vous, voisin! comme l'Ă©difice branlait au vent, attendu qu'il avait la tĂÂȘte trop lourde et une jambe de moins, on a remplacĂ© le pilier devenu clocher par un gros pĂÂątĂ© informe fait de boue et de crachat, et on a appelĂ© cela la citadelle. Les Allemands se sont installĂ©s dans ce maudit trou, comme des rats dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en jouant aux dĂ©s et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l'oeil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les MĂ©dicis gouvernent au moyen de leur garnison; ils nous dĂ©vorent comme une excroissance vĂ©nĂ©neuse dĂ©vore un estomac malade. C'est en vertu des hallebardes qui se promĂšnent sur la plate-forme qu'un bĂÂątard, une moitiĂ© de MĂ©dicis, un butor que le ciel avait fait pour ĂÂȘtre garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres; et encore le paye-t-on pour cela. LE MARCHAND Peste! peste! comme vous y allez! Vous avez l'air de savoir tout cela par coeur; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella. L'ORFEVRE Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On vit Ă Rome aussi bien qu'ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font! Il rentre. Le marchand se mĂÂȘle aux curieux. - Passe un bourgeois avec sa femme. LA FEMME Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C'est un bonheur pour Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme celui-lĂ . Tiens! le bal dure encore. - Regarde donc toutes ces lumiĂšres. LE BOURGEOIS Et nous, notre fille, quand la marierons-nous? LA FEMME Comme tout est illuminĂ©! danser encore Ă l'heure qu'il est, c'est lĂ une jolie fĂÂȘte! - On dit que le duc y est. LE BOURGEOIS Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode de ne pas voir les honnĂÂȘtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes Ă la porte d'une noce! Que le bon Dieu protĂšge la ville! Il en sort tous les jours de nouveau, de ces chiens d'Allemands, de leur damnĂ©e forteresse. LA FEMME Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe! HĂ©las! tout cela coĂ»te trĂšs cher, et nous sommes bien pauvres Ă la maison. Ils sortent. UN SOLDAT, au marchand. Gare! canaille! laisse passer les chevaux. LE MARCHAND Canaille toi-mĂÂȘme, Allemand du diable! Le soldat le frappe de sa pique. LE MARCHAND, se retirant. VoilĂ comme on suit la capitulation! Ces gredins-lĂ maltraitent les citoyens. Il rentre chez lui. L'ECOLIER, Ă son camarade. Vois-tu celui-lĂ qui ĂÂŽte son masque? C'est Palla Ruccellai. Un fier luron! Ce petit-lĂ , Ă cĂÂŽtĂ© de lui, c'est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit. UN PAGE, criant. Le cheval de Son Altesse! LE SECOND ECOLIER Allons-nous-en, voilĂ le duc qui sort. LE PREMIER ECOLIER Crois-tu pas qu'il va te manger? La foule augmente Ă la porte. L'ECOLIER Celui-lĂ , c'est Nicolini; celui-lĂ , c'est le provĂ©diteur. Le duc sort, vĂÂȘtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillĂ© de mĂÂȘme, tous deux masquĂ©s. LE DUC, montant Ă cheval. Viens-tu, Julien? SALVIATI Non, Altesse, pas encore. Il lui parle Ă l'oreille. LE DUC Bien, bien, ferme! SALVIATI Elle est belle comme un dĂ©mon. - Laissez-moi faire! Si je peux me dĂ©barrasser de ma femme!... Il rentre dans le bal. LE DUC Tu es gris, Salviati. Le diable m'emporte, tu vas de travers. Il part avec sa suite. L'ECOLIER Maintenant que voilĂ le duc parti, il n'y en a pas pour longtemps. Les masques sortent de tous cĂÂŽtĂ©s. LE SECOND ECOLIER Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tĂÂȘte me tourne. UN BOURGEOIS Il paraĂt que le souper a durĂ© longtemps. En voilĂ deux qui ne peuvent plus se tenir. Le provĂ©diteur monte Ă cheval; une bouteille cassĂ©e lui tombe sur l'Ă©paule. LE PROVEDITEUR Eh, ventrebleu! quel est l'assommeur, ici? UN MASQUE Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez, regardez Ă la fenĂÂȘtre; c'est Lorenzo, avec sa robe de nonne. LE PROVEDITEUR Lorenzaccio, le diable soit de toi! Tu as blessĂ© mon cheval. La fenĂÂȘtre se ferme. Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses! Un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps Ă des espiĂšgleries d'Ă©colier en vacance! Il part. - Louise Strozzi sort de la maison, accompagnĂ©e de Julien Salviati; il lui tient l'Ă©trier. Elle monte Ă cheval; un Ă©cuyer et une gouvernante la suivent. JULIEN La jolie jambe, chĂšre fille! Tu es un rayon de soleil, et tu as brĂ»lĂ© la moelle de mes os. LOUISE Seigneur, ce n'est pas lĂ le langage d'un cavalier. JULIEN Quels yeux tu as, mon cher coeur! Quelle belle Ă©paule Ă essuyer, tout humide et si fraĂche! Que faut-il te donner pour ĂÂȘtre ta camĂ©riste cette nuit? Le joli pied Ă dĂ©chausser! LOUISE LĂÂąche mon pied, Salviati. JULIEN Non, par le corps de Bacchus! jusqu'Ă ce que tu m'aies dit quand nous coucherons ensemble. Louise frappe son cheval et part au galop. UN MASQUE, Ă Julien. La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise-vous l'avez fĂÂąchĂ©e, Salviati. JULIEN Baste! colĂšre de jeune fille et pluie du matin... Il sort. SCENE III Chez le marquis Cibo. LE MARQUIS, en habit de voyage; LA MARQUISE; ASCANIO; LE CARDINAL CIBO, assis. LE MARQUIS, Embrassant son fils. Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande Ă©pĂ©e qui te traĂne entre les jambes. Prends patience; Massa n'est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau. LA MARQUISE Adieu, Laurent; revenez, revenez! LE CARDINAL Marquise, voilĂ des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frĂšre part pour la Palestine? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois. LE MARQUIS Mon frĂšre, ne dites pas de mal de ces belles larmes. Il embrasse sa femme. LE CARDINAL Je voudrais seulement que l'honnĂÂȘtetĂ© n'eĂ»t pas cette apparence. LA MARQUISE L'honnĂÂȘtetĂ© n'a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal? Sont-elles toutes au repentir ou Ă la crainte? LE MARQUIS Non, par le ciel! car les meilleures sont Ă l'amour. N'essuyez pas celles-ci sur mon visage, le vent s'en chargera en route; qu'elles se sĂšchent lentement! Eh bien, ma chĂšre, vous ne me dites rien pour vos favoris? N'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale Ă faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine? LA MARQUISE Ah! mes pauvres cascatelles! LE MARQUIS C'est la vĂ©ritĂ©, ma chĂšre ĂÂąme, elles sont toutes tristes sans vous. Plus bas. Elles ont Ă©tĂ© joyeuses autrefois, n'est-il pas vrai, Ricciarda? LA MARQUISE Emmenez-moi! LE MARQUIS Je le ferais si j'Ă©tais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N'en parlons plus; - ce sera l'affaire d'une semaine. Que ma chĂšre Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allĂ©es chĂ©ries. C'est Ă moi de compter mes vieux troncs d'arbres qui me rappellent ton pĂšre AlbĂ©ric, et tous les brins d'herbe de mes bois; les mĂ©tayers et leurs boeufs, tout cela me regarde. A la premiĂšre fleur que je verrai pousser, je mets tout Ă la porte, et je vous emmĂšne alors. LA MARQUISE La premiĂšre fleur de notre belle pelouse m'est toujours chĂšre. L'hiver est si long! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais. ASCANIO Quel cheval as-tu, mon pĂšre, pour t'en aller? LE MARQUIS Viens avec moi dans la cour, tu le verras. Il sort. - La marquise reste seule avec le cardinal. - Un silence. LE CARDINAL N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandĂ© d'entendre votre confession, marquise? LA MARQUISE Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si Votre Eminence est libre, ou demain, comme elle voudra. - Ce moment-ci n'est pas Ă moi. Elle se met Ă la fenĂÂȘtre et fait un signe d'adieu Ă son mari. LE CARDINAL Si les regrets Ă©taient permis Ă un fidĂšle serviteur de Dieu, j'envierais le sort de mon frĂšre. - Un si court voyage si simple, si tranquille! une visite Ă une de ses terres qui n'est qu'Ă quelques pas d'ici! - une absence d'une semaine, - et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, Ă son dĂ©part! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi aprĂšs sept annĂ©es de mariage! N'est-ce pas sept annĂ©es, marquise? LA MARQUISE Oui, cardinal; mon fils a six ans. LE CARDINAL Etiez-vous hier Ă la noce des Nasi? LA MARQUISE Oui, j'y Ă©tais. LE CARDINAL Et le duc en religieuse? LA MARQUISE Pourquoi le duc en religieuse? LE CARDINAL On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut qu'on m'ait trompĂ©. LA MARQUISE Il l'avait en effet. Ah! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes! LE CARDINAL On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile Ă la sainte Eglise catholique. LA MARQUISE L'exemple est Ă craindre, et non l'intention. Je ne suis pas comme vous, cela m'a rĂ©voltĂ©e. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos rĂšgles mystĂ©rieuses. Dieu sait oĂÂč elles mĂšnent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne rĂ©flĂ©chissent pas toujours que ces mots reprĂ©sentent des pensĂ©es, et ces pensĂ©es des actions. LE CARDINAL Bon! bon, le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait Ă ravir. LA MARQUISE On ne peut mieux, il n'y manquait que quelques gouttes du sang de son cousin, Hippolyte de MĂ©dicis. LE CARDINAL Et le bonnet de la LibertĂ©, n'est-il pas vrai, petite soeur? Quelle haine pour ce pauvre duc! LA MARQUISE Et vous, son bras droit, cela vous est Ă©gal que le duc de Florence soit le prĂ©fet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux? Cela vous est Ă©gal, Ă vous, frĂšre de mon Laurent, que notre soleil, Ă nous, promĂšne sur la citadelle des ombres allemandes? que CĂ©sar parle ici dans toutes les bouches? que la dĂ©bauche serve d'entremetteuse Ă l'esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple? Ah! le clergĂ© sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en Ă©touffer le bruit a pour rĂ©veiller l'aigle impĂ©rial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits. Elle sort. LE CARDINAL, seul, soulĂšve la tapisserie et appelle Ă voix basse. Agnolo! Entre un page. Quoi de nouveau aujourd'hui? AGNOLO Cette lettre, monseigneur. LE CARDINAL Donne-la-moi. AGNOLO HĂ©las! Eminence, c'est un pĂ©chĂ©. LE CARDINAL Rien n'est un pĂ©chĂ© quand on obĂ©it Ă un prĂÂȘtre de l'Eglise romaine. Agnolo remet la lettre. LE CARDINAL Cela est comique d'entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir Ă un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute baignĂ©e de larmes rĂ©publicaines. Il ouvre la lettre et lit. "Ou vous serez Ă moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vĂÂŽtre, et celui de nos deux maisons." Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'Ă©nergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilĂ le difficile Ă savoir. Deux mois de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit ĂÂȘtre assez pour Ricciarda Cibo. Il rend la lettre au page. Remets cela chez ta maĂtresse; tu es toujours muet, n'est-ce pas? Compte sur moi. Il lui donne sa main Ă baiser et sort. SCENE IV Une cour du palais du duc. LE DUC ALEXANDRE, sur une terrasse. Des pages exercent des chevaux dans la cour. Entrent VALORI et SIRE MAURICE. LE DUC, Ă Valori. Votre Eminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la Cour de Rome? VALORI Paul III envoie mille bĂ©nĂ©dictions Ă Votre Altesse, et fait les voeux les plus ardents pour sa prospĂ©ritĂ©. LE DUC Rien que des voeux, Valori? VALORI Sa SaintetĂ© craint que le duc ne se crĂ©e de nouveaux dangers par trop d'indulgence. Le peuple est mal habituĂ© Ă la domination absolue; et CĂ©sar, Ă son dernier voyage, en a dit autant, je crois, Ă Votre Altesse. LE DUC VoilĂ , pardieu, un beau cheval, sire Maurice! Eh! quelle croupe de diable! SIRE MAURICE Superbe, Altesse. LE DUC Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches Ă Ă©laguer. CĂ©sar et le pape ont fait de moi un roi; mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espĂšce de sceptre qui sent la hache d'une lieue. Allons, voyons, Valori, qu'est-ce que c'est? VALORI Je suis un prĂÂȘtre, Altesse; si les paroles que mon devoir me force Ă vous rapporter fidĂšlement doivent ĂÂȘtre interprĂ©tĂ©es d'une maniĂšre aussi sĂ©vĂšre, mon coeur me dĂ©fend d'y ajouter un mot. LE DUC Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous ĂÂȘtes, pardieu, le seul prĂÂȘtre honnĂÂȘte homme que j'aie vu de ma vie. VALORI Monseigneur, l'honnĂÂȘtetĂ© ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit, et parmi les hommes il y a plus de bons que de mĂ©chants. LE DUC Ainsi donc, point d'explications? SIRE MAURICE Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile Ă expliquer. LE DUC Eh bien? SIRE MAURICE Les dĂ©sordres de la Cour irritent le pape. LE DUC Que dis-tu lĂ , toi? SIRE MAURICE J'ai dit les dĂ©sordres de la Cour, Altesse; les actions du duc n'ont d'autre juge que lui-mĂÂȘme. C'est Lorenzo de MĂ©dicis que le pape rĂ©clame comme transfuge de sa justice. LE DUC De sa justice? Il n'a jamais offensĂ© de pape, Ă ma connaissance, que ClĂ©ment VII, feu mon cousin, Ă cette heure, est en enfer. SIRE MAURICE ClĂ©ment VII a laissĂ© sortir de ses Etats le libertin qui, un jour d'ivresse, avait dĂ©capitĂ© les statues de l'arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modĂšle titrĂ© de la dĂ©bauche florentine. LE DUC Ah! parbleu, Alexandre FarnĂšse est un plaisant garçon! Si la dĂ©bauche l'effarouche, que diable fait-il de son bĂÂątard, le cher Pierre FarnĂšse, qui traite si joliment l'Ă©vĂÂȘque de Fano? Cette mutilation revient toujours sur l'eau, Ă propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drĂÂŽle, d'avoir coupĂ© la tĂÂȘte Ă tous ces hommes de pierre. Je protĂšge les arts comme un autre, et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie; mais je n'entends rien au respect du pape pour ces statues qu'il excommunierait demain, si elles Ă©taient en chair et en os. SIRE MAURICE Lorenzo est un athĂ©e, il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre Altesse n'est pas entourĂ© d'un profond respect, il ne saurait ĂÂȘtre solide. Le peuple appelle Lorenzo, Lorenzaccio; on sait qu'il dirige vos plaisirs, et cela suffit. LE DUC Paix! tu oublies que Lorenzo de MĂ©dicis est cousin d'Alexandre. Entre le cardinal Cibo. Cardinal, Ă©coutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisĂ© des dĂ©sordres de ce pauvre Renzo, et qui prĂ©tendent que cela fait tort Ă mon gouvernement. LE CARDINAL Messire Francesco Molza vient de dĂ©biter Ă l'AcadĂ©mie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin. LE DUC Allons donc, vous me mettriez en colĂšre! Renzo, un homme Ă craindre! le plus fieffĂ© poltron! une femmelette, l'ombre d'un ruffian Ă©nervĂ©! un rĂÂȘveur qui marche nuit et jour sans Ă©pĂ©e, de peur d'en apercevoir l'ombre Ă son cĂÂŽtĂ©! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un mĂ©chant poĂšte qui ne sait seulement pas faire un sonnet! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres! Eh! corps de Bacchus! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille! J'aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu! il restera ici. LE CARDINAL Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre Cour, ni pour Florence, mais pour vous, Duc. LE DUC Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vĂ©ritĂ©? Il lui parle bas. Tout ce que je sais de ces damnĂ©s bannis, de tous ces rĂ©publicains entĂÂȘtĂ©s qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille; il se fourre partout et me dit tout. N'a-t-il pas trouvĂ© moyen d'Ă©tablir une correspondance avec tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon entremetteur; mais croyez que son entremise, si elle nuit Ă quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez! Lorenzo parait au fond d'une galerie basse. Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombĂ©s, ces mains fluettes et maladives, Ă peine assez fermes pour soutenir un Ă©ventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est lĂ un homme Ă craindre? Allons, allons, vous vous moquez de lui HĂ©! Renzo, viens donc ici, voilĂ sire Maurice qui te cherche dispute. LORENZO monte l'escalier de la terrasse. Bonjour, messieurs les amis de mon cousin. LE DUC Lorenzo, Ă©coute ici. VoilĂ une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie en latin et sire Maurice t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, il est trop honnĂÂȘte homme pour prononcer ton nom. LORENZO Pour qui dangereux, Eminence? pour les filles de joie ou pour les saints du paradis? LE CARDINAL Les chiens de Cour peuvent ĂÂȘtre pris de la rage comme les autres chiens LORENZO Une insulte de prĂÂȘtre doit se faire en latin. SIRE MAURICE Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut rĂ©pondre. LORENZO Sire Maurice, je ne vous voyais pas, excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux; mais vous avez un bon visage, et votre habit me paraĂt tout neuf. SIRE MAURICE Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon grand-pĂšre. LORENZO Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquĂÂȘte des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues. SIRE MAURICE Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se dĂ©fendre. A votre place, je prendrais une Ă©pĂ©e. LORENZO Si l'on vous a dit que j'Ă©tais un soldat, c'est une erreur; je suis un pauvre amant de la science. SIRE MAURICE Votre esprit est une Ă©pĂ©e acĂ©rĂ©e, mais flexible. C'est une arme trop vile; chacun fait usage des siennes. Il tire son Ă©pĂ©e. VALORI Devant le duc, l'Ă©pĂ©e nue! LE DUC, riant. Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de tĂ©moin; qu'on lui donne une Ă©pĂ©e! LORENZO Monseigneur que dites-vous lĂ ? LE DUC Eh bien! ta gaietĂ© s'Ă©vanouit si vite? Tu trembles, cousin? Fi donc! tu fais honte au nom des MĂ©dicis. Je ne suis qu'un bĂÂątard, et je le porterais mieux que toi, qui es lĂ©gitime? Une Ă©pĂ©e, une Ă©pĂ©e! un MĂ©dicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute la Cour le verra, et je voudrais que Florence entiĂšre y fĂ»t. LORENZO Son Altesse se rit de moi. LE DUC J'ai ri tout Ă l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une Ă©pĂ©e! Il prend l'Ă©pĂ©e d'un page et la prĂ©sente Ă Lorenzo. VALORI Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une Ă©pĂ©e tirĂ©e en prĂ©sence de Votre Altesse est un crime punissable dans l'intĂ©rieur du palais. LE DUC Qui parle ici, quand je parle? VALORI Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que celui de s'Ă©gayer un instant, et sire Maurice lui-mĂÂȘme n'a point agi dans une autre pensĂ©e. LE DUC Et vous ne voyez pas que je plaisante encore? Qui diable pense ici Ă une affaire sĂ©rieuse? Regardez Renzo, je vous en prie; ses genoux tremblent, il serait devenu pĂÂąle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu! je crois qu'il va tomber. Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse Ă terre tout d'un coup. LE DUC, riant aux Ă©clats. Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux que moi; la seule vue d'une Ă©pĂ©e le fait trouver mal. Allons, chĂšre Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mĂšre. Les pages relĂšvent Lorenzo. SIRE MAURICE Double poltron! fils de catin! LE DUC Silence, sire Maurice, pesez vos paroles, c'est moi qui vous le dis maintenant. Pas de ces mots-lĂ devant moi. VALORI Pauvre jeune homme! Sire Maurice et Valori sortent. LE CARDINAL, restĂ© seul avec le duc. Vous croyez Ă cela, monseigneur? LE DUC Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas. LE CARDINAL Hum! c'est bien fort. LE DUC C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous qu'un MĂ©dicis se dĂ©shonore publiquement, par partie de plaisirs? D'ailleurs ce n'est pas la premiĂšre fois que cela lui arrive; jamais il n'a pu voir une Ă©pĂ©e. LE CARDINAL C'est bien fort, c'est bien fort! Ils sortent. SCENE V Devant l'Ă©glise de Saint-Miniato, Ă Montolivet. La foule sort de l'Ă©glise. UNE FEMME, Ă sa voisine. Retournez-vous ce soir Ă Florence? LA VOISINE Je ne reste jamais plus d'une heure ici, et je n'y viens jamais qu'un seul vendredi; je ne suis pas assez riche pour m'arrĂÂȘter Ă la foire. Ce n'est pour moi qu'une affaire de dĂ©votion Note 2, et que cela suffise pour mon salut, c'est tout ce qu'il me faut. UNE DAME DE LA COUR, Ă une autre. Comme il a bien prĂÂȘchĂ©! c'est le confesseur de ma fille. Elle s'approche d'une boutique. Blanc et or, cela fait bien, le soir; mais, le jour, le moyen d'ĂÂȘtre propre avec cela! Le marchand et l'orfĂšvre devant leurs boutiques, avec quelques cavaliers. L'ORFEVRE La citadelle! voilĂ ce que le peuple ne souffrira jamais. Voir tout d'un coup s'Ă©lever sur la ville cette nouvelle tour de Babel, au milieu du plus maudit baragouin! les Allemands ne pousseront jamais Ă Florence, et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien. LE MARCHAND Voyez, mesdames; que Vos Seigneuries acceptent un tabouret sous mon auvent. UN CAVALIER Tu es du vieux sang florentin, pĂšre Mondella; la haine de la tyrannie fait encore trembler tes doigts sur tes ciselures prĂ©cieuses, au fond de ton cabinet de travail. L'ORFEVRE C'est vrai, Excellence. Si j'Ă©tais un grand artiste, j'aimerais les princes, parce qu'eux seuls peuvent faire entreprendre de grands travaux. Les grands artistes n'ont pas de patrie. Moi, je fais des saints ciboires et des poignĂ©es d'Ă©pĂ©e. UN AUTRE CAVALIER A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant des badauds? Il frappe son verre sur la table; si je ne me trompe, c'est ce hĂÂąbleur de Cellini LE PREMIER CAVALIER Allons-y donc, et entrons; avec un verre de vin dans la tĂÂȘte, il est curieux Ă entendre, et probablement quelque bonne histoire est en train. Ils sortent. - Deux bourgeois s'assoient. PREMIER BOURGEOIS Il y a eu une Ă©meute Ă Florence? DEUXIEME BOURGEOIS Presque rien. - Quelques pauvres jeunes gens ont Ă©tĂ© tuĂ©s sur le Vieux-MarchĂ©. PREMIER BOURGEOIS Quelle pitiĂ© pour les familles! DEUXIEME BOURGEOIS VoilĂ des malheurs inĂ©vitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse sous un gouvernement comme le nĂÂŽtre? On vient crier Ă son de trompe que CĂ©sar est Ă Bologne, et les badauds rĂ©pĂštent "CĂ©sar est Ă Bologne", en clignant des yeux d'un air d'importance, sans rĂ©flĂ©chir Ă ce qu'on y fait. Le jour suivant, ils sont plus heureux encore d'apprendre et de rĂ©pĂ©ter "Le pape est Ă Bologne avec CĂ©sar." Que s'ensuit-il? Une rĂ©jouissance publique. Ils n'en voient pas davantage; et puis un beau matin ils se rĂ©veillent tout engourdis des fumĂ©es du vin impĂ©rial, et ils voient une figure sinistre Ă la grande fenĂÂȘtre du palais des Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, et on leur rĂ©pond que c'est leur roi. Le pape et l'empereur sont accouchĂ©s d'un bĂÂątard qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa mĂšre. L'ORFEVRE, s'approchant. Vous parlez en patriote, ami; je vous conseille de prendre garde Ă ce flandrin. Passe un officier allemand. L'OFFICIER Otez-vous de lĂ , messieurs; des dames veulent s'asseoir. Deux dames de la Cour entrent et s'assoient. PREMIERE DAME Cela est de Venise? LE MARCHAND Oui, magnifique Seigneurie; vous en lĂšverai-je quelques aunes? PREMIERE DAME Si tu veux. J'ai cru voir passer Julien Salviati. L'OFFICIER Il va et vient Ă la porte de l'Ă©glise; c'est un galant. DEUXIEME DAME C'est un insolent. Montrez-moi des bas de soie. L'OFFICIER Il n'y en aura pas d'assez petits pour vous. PREMIERE DAME Laissez donc, vous ne savez que dire. Puisque vous voyez Julien, allez lui dire que j'ai Ă lui parler. L'OFFICIER J'y vais et je le ramĂšne. Il sort. PREMIERE DAME Il est bĂÂȘte Ă faire plaisir, ton officier; que peux-tu faire de cela? DEUXIEME DAME Tu sauras qu'il n'y a rien de mieux que cet homme-lĂ . Elles s'Ă©loignent. - Entre le prieur de Capoue. LE PRIEUR Donnez-moi un verre de limonade, brave homme. Il s'assoit. UN DES BOURGEOIS VoilĂ le prieur de Capoue; c'est lĂ un patriote! Les deux bourgeois se rassoient. LE PRIEUR Vous venez de l'Ă©glise, messieurs? que dites-vous du sermon? LE BOURGEOIS Il Ă©tait beau, seigneur Prieur. DEUXIEME BOURGEOIS, Ă l'orfĂšvre. Cette noblesse des Strozzi est chĂšre au peuple, parce qu'elle n'est pas fiĂšre. N'est-il pas agrĂ©able de voir un grand seigneur adresser librement la parole Ă ses voisins d'une maniĂšre affable? Tout cela fait plus qu'on ne pense. LE PRIEUR S'il faut parler franchement, j'ai trouvĂ© le sermon trop beau. J'ai prĂÂȘchĂ© quelquefois, et je n'ai jamais tirĂ© grande gloire du tremblement des vitres! Mais une petite larme sur la joue d'un brave homme m'a toujours Ă©tĂ© d'un grand prix. Entre Salviati. SALVIATI On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient tout Ă l'heure. Mais je ne vois de robe ici que la vĂÂŽtre, Prieur. Est-ce que je me trompe? LE MARCHAND Excellence, on ne Vous a pas trompĂ©. Elles se sont Ă©loignĂ©es; mais je pense qu'elles vont revenir. VoilĂ dix aunes d'Ă©toffes et quatre paires de bas pour elles. SALVIATI, s'asseyant. VoilĂ une jolie femme qui passe. - OĂÂč diable l'ai-je donc vue? - Ah! parbleu, c'est dans mon lit. LE PRIEUR, au bourgeois. Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressĂ©e au duc. LE BOURGEOIS Je le dis tout haut c'est la supplique adressĂ©e par les bannis. LE PRIEUR En avez-vous dans votre famille? LE BOURGEOIS Deux, Excellence, mon pĂšre et mon oncle. Il n'y a plus que moi d'homme Ă la maison. LE DEUXIEME BOURGEOIS, Ă l'orfĂšvre. Comme ce Salviati a une mĂ©chante langue! L'ORFEVRE Cela n'est pas Ă©tonnant; un homme Ă moitiĂ© ruinĂ©, vivant des gĂ©nĂ©rositĂ©s de ces MĂ©dicis, et mariĂ© comme il l'est Ă une femme dĂ©shonorĂ©e partout! Il voudrait qu'on dĂt de toutes les femmes ce qu'on dit de la sienne. SALVIATI N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre? LE MARCHAND Elle-mĂÂȘme, Seigneurie. Peu de dames de notre noblesse me sont inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main Ă sa soeur cadette. SALVIATI J'ai rencontrĂ© cette Louise la nuit derniĂšre au bal des Nasi. Elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour. LE PRIEUR, se retournant. Comment l'entendez-vous? SALVIATI Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'Ă©trier, ne pensant guĂšre Ă malice; je ne sais par quelle distraction je lui pris la jambe, et voilĂ comme tout est venu. LE PRIEUR Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma soeur que tu parles. SALVIATI Je le sais trĂšs bien; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta soeur peut bien coucher avec moi. LE PRIEUR, se lĂšve. Vous dois-je quelque chose, brave homme? Il jette une piĂšce de monnaie sur la table, et sort. SALVIATI J'aime beaucoup ce brave prieur, Ă qui un propos sur sa soeur, a fait oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu de Florence s'est rĂ©fugiĂ©e chez ces Strozzi? Le voilĂ qui se retourne. Ecarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur. SCENE VI Le bord de l'Arno. MARIE SODERINI, CATHERINE. CATHERINE Le soleil commence Ă baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est une singuliĂšre chose que toutes les harmonies du soir avec le bruit lointain de cette ville. MARIE Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton cou. CATHERINE Pas encore, Ă moins que vous n'ayez froid. Regardez, ma mĂšre chĂ©rie Note 3; que le ciel est beau! que tout cela est vaste et tranquille! comme Dieu est partout! Mais vous baissez la tĂÂȘte; vous ĂÂȘtes inquiĂšte depuis ce matin. MARIE InquiĂšte, non, mais affligĂ©e. N'as-tu pas entendu rĂ©pĂ©ter cette fatale histoire de Lorenzo? Le voilĂ la fable de Florence. CATHERINE O ma mĂšre! la lĂÂąchetĂ© n'est point un crime, le courage n'est pas une vertu; pourquoi la faiblesse serait-elle blĂÂąmable? RĂ©pondre des battements de son coeur est un triste privilĂšge. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes? Une femme qui n'a peur de rien n'est pas aimable, dit-on. MARIE Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine Lorenzo est ton neveu, mais figure-toi qu'il s'appelle de tout autre nom, qu'en penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son bras pour monter Ă cheval? quel homme lui serrerait la main? CATHERINE Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que je le plains. Son coeur n'est peut-ĂÂȘtre pas celui d'un MĂ©dicis mais, hĂ©las! c'est encore moins celui d'un honnĂÂȘte homme. MARIE N'en parlons pas, Catherine; il est assez cruel pour une mĂšre de ne pouvoir parler de son fils. CATHERINE Ah! cette Florence! C'est lĂ qu'on l'a perdu! N'ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse n'a-t-elle pas Ă©tĂ© l'aurore d'un soleil levant? Et souvent encore, aujourd'hui, il me semble qu'un Ă©clair rapide... Je me dis, malgrĂ© moi, que tout n'est pas mort en lui. MARIE Ah! tout cela est un abĂme! Tant de facilitĂ©, un si doux amour de la solitude! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de son collĂšge, avec ses gros livres sous le bras, mais un saint amour de la vĂ©ritĂ© brillait sur ses lĂšvres et dans ses yeux noirs; il lui fallait s'inquiĂ©ter de tout, dire sans cesse "Celui-lĂ est pauvre, celui-lĂ est ruinĂ©; comment faire?" Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque! Catherine, Catherine, que de fois je l'ai baisĂ© au front en pensant au pĂšre de la patrie! CATHERINE Ne vous affligez pas. MARIE Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j'en parle sans cesse. Il y a de certaines choses, vois-tu, les mĂšres ne s'en taisent que dans le silence Ă©ternel. Que mon fils eĂ»t Ă©tĂ© un dĂ©bauchĂ© vulgaire, que le sang des Soderini eĂ»t Ă©tĂ© pĂÂąle dans cette faible goutte tombĂ©e de mes veines, je ne me dĂ©sespĂ©rerais pas; mais j'ai espĂ©rĂ© et j'ai eu raison de le faire. Ah! Catherine. il n'est mĂÂȘme plus beau, comme une fumĂ©e malfaisante, la souillure de son coeur lui est montĂ©e au visage. Le sourire, ce doux Ă©panouissement qui rend la jeunesse semblable aux fleurs, s'est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mĂ©pris de tout. CATHERINE Il est encore beau quelquefois dans sa mĂ©lancolie Ă©trange. MARIE Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trĂÂŽne? N'aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d'un diadĂšme d'or tous mes songes chĂ©ris? Ne devais-je pas m'attendre Ă cela? Ah! Cattina, pour dormir tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains rĂÂȘves. Cela est trop cruel d'avoir vĂ©cu dans un palais de fĂ©es, oĂÂč murmuraient les cantiques des anges, de s'y ĂÂȘtre endormie, bercĂ©e par son fils, et de se rĂ©veiller dans une masure ensanglantĂ©e, pleine de dĂ©bris d'orgie et de restes humains, dans les bras d'un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mĂšre. CATHERINE Des ombres silencieuses commencent Ă marcher sur la route. Rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur. MARIE Pauvres gens! ils ne doivent que faire pitiĂ©! Ah! ne puis-je voir un seul objet qu'il ne m'entre une Ă©pine dans le coeur? Ne puis-je plus ouvrir les yeux? HĂ©las! ma Cattina, ceci est encore l'ouvrage de Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui; il n'en est pas un parmi tous ces pĂšres de famille chassĂ©s de leur patrie, que mon fils n'ait trahi. Leurs lettres, signĂ©es de leurs noms, sont montrĂ©es au duc. C'est ainsi qu'il fait tourner Ă un infĂÂąme usage jusqu'Ă la glorieuse mĂ©moire de ses aĂÂŻeux. Les rĂ©publicains s'adressent Ă lui comme Ă l'antique rejeton de leur protecteur; sa maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mĂÂȘmes y viennent. Pauvre Philippe! il y aura une triste fin pour tes cheveux gris! Ah! ne puis-je voir une fille sans pudeur un malheureux privĂ© de sa famille, sans que tout cela ne me crie Tu es la mĂšre de nos malheurs! Quand serai-je lĂ ? Elle frappe la terre. CATHERINE Ma pauvre mĂšre, vos larmes se gagnent. Elles s'Ă©loignent. - Le soleil est couchĂ©. - Un groupe de bannis se forme au milieu d'un champ. UN DES BANNIS OĂÂč allez-vous? UN AUTRE A Pise; et vous? LE PREMIER A Rome. UN AUTRE Et moi Ă Venise; en voilĂ deux qui vont Ă Ferrare. Que deviendrons-nous ainsi Ă©loignĂ©s les uns des autres? UN QUATRIEME Adieu, voisin, Ă des temps meilleurs. Il s'en va. LE SECOND Adieu, pour nous, nous pouvons aller ensemble jusqu'Ă la Croix de la Vierge; Il sort avec un autre. - Arrive Maffio. LE PREMIER BANNI C'est toi, Maffio? par quel hasard es-tu ici? MAFFIO Je suis des vĂÂŽtres. Vous saurez que le duc a enlevĂ© ma soeur; J'ai tirĂ© l'Ă©pĂ©e; une espĂšce de tigre avec des membres de fer s'est jetĂ© Ă mon cou et m'a dĂ©sarmĂ©. AprĂšs quoi j'ai reçu l'ordre de sortir de la ville, et une bourse Ă moitiĂ© pleine de ducats. LE SECOND BANNI Et ta soeur, oĂÂč est-elle? MAFFIO On me l'a montrĂ©e ce soir sortant du spectacle dans une robe comme n'en a pas l'impĂ©ratrice; que Dieu lui pardonne. Une vieille l'accompagnait, qui a laissĂ© trois de ses dents Ă la sortie. Jamais je n'ai donnĂ© de ma vie un coup de poing qui m'ait fait ce plaisir-lĂ . LE TROISIEME BANNI Qu'ils crĂšvent tous dans leur fange crapuleuse, et nous mourrons contents. LE QUATRIEME Philippe Strozzi nous Ă©crira Ă Venise, quelque jour nous serons tous Ă©tonnĂ©s de trouver une armĂ©e Ă nos ordres. LE TROISIEME Que Philippe vive longtemps! tant qu'il y aura un cheveu sur sa tĂÂȘte, la libertĂ© de l'Italie n'est pas morte. Une partie du groupe se dĂ©tache; tous les bannis s'embrassent. UNE VOIX A des temps meilleurs! UNE AUTRE A des temps meilleurs! Deux bannis montent sur une plate-forme d'oĂÂč l'on dĂ©couvre la ville. LE PREMIER Adieu, Florence, peste de l'Italie; adieu, mĂšre stĂ©rile, qui n'as plus de lait pour tes enfants. LE SECOND Adieu, Florence, la bĂÂątarde, spectre hideux de l'antique Florence, adieu, fange sans nom. TOUS LES BANNIS Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de tes femmes! maudits soient tes sanglots! maudites les priĂšres de tes Ă©glises, le pain de tes blĂ©s, l'air de tes rues! MalĂ©diction sur la derniĂšre goutte de ton sang corrompu! Notes de l'auteur Note 1. C'Ă©tait l'usage au carnaval de traĂner dans les rues un Ă©norme ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques. Pierre Strozzi avait Ă©tĂ© arrĂÂȘtĂ© pour ce fait. Note 2. On allait Ă Montolivet tous les vendredis de certains mois; c'Ă©tait Ă Florence ce que Longchamp Ă©tait autrefois Ă Paris les marchands y trouvaient l'occasion d'une foire et y transportaient leurs boutiques. Note 3. Catherine Ginori est belle-soeur de Marie; elle lui donne le nom de mĂšre, parce qu'il y a entre elles une diffĂ©rence d'ĂÂąge trĂšs grande Catherine n'a guĂšre que vingt-deux-ans. ACTE II SCENE PREMIERE Chez les Strozzi. PHILIPPE, dans son cabinet PHILIPPE Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement! le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa soeur corrompue devenue une fille publique en une nuit! Pauvre petite! Quand l'Ă©ducation des basses classes sera-t-elle assez forte pour empĂÂȘcher les petites filles de rire lorsque leurs parents pleurent! La corruption est-elle donc une loi de nature? Ce qu'on appelle la vertu, est-ce donc l'habit du dimanche qu'on met pour aller Ă la messe? Le reste de la semaine, on est Ă la croisĂ©e, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer. Pauvre humanitĂ©! quel nom portes-tu donc? celui de ta race, ou celui de ton baptĂÂȘme? Et nous autres, vieux rĂÂȘveurs, quelle tache originelle avons-nous lavĂ©e sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres? Qu'il t'est facile Ă toi, dans le silence du cabinet, de tracer d'une main lĂ©gĂšre une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc! qu'il t'est facile de bĂÂątir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu d'encre! Mais l'architecte qui a dans son pupitre des milliers de plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavĂ© de son Ă©difice quand il vient se mettre Ă l'ouvrage avec son dos voĂ»tĂ© et ses idĂ©es obstinĂ©es. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un rĂÂȘve, cela est pourtant dur, que le mal soit irrĂ©vocable, Ă©ternel, impossible Ă changer... non! Pourquoi le philosophe qui travaille pour tous regarde-t-il autour de lui? voilĂ le tort. Le moindre insecte qui passe devant ses yeux lui cache le soleil. Allons-y donc plus hardiment! la rĂ©publique, il nous faut ce mot-lĂ . Et quand ce ne serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque les peuples se lĂšvent quand il traverse l'air... Ah! bonjour, LĂ©on. Entre le prieur de Capoue. LE PRIEUR Je viens de la foire de Montolivet. PHILIPPE Etait-ce beau? Te voilĂ aussi, Pierre? Assieds-toi donc, j'ai Ă te parler. Entre Pierre Strozzi. LE PRIEUR C'Ă©tait trĂšs beau, et je me suis assez amusĂ©, sauf certaine contrariĂ©tĂ© un peu trop forte que j'ai quelque peine Ă digĂ©rer. PIERRE Bah! qu'est-ce donc? LE PRIEUR Figurez-vous que j'Ă©tais entrĂ© dans une boutique pour prendre un verre de limonade... Mais non, cela est inutile... je suis un sot de m'en souvenir. PHILIPPE Que diable as-tu sur le coeur? tu parles comme une ĂÂąme en peine. LE PRIEUR Ce n'est rien, un mĂ©chant propos, rien de plus. Il n'y a aucune importance Ă attacher Ă tout cela. PIERRE Un propos? sur qui? sur toi? LE PRIEUR Non pas sur moi prĂ©cisĂ©ment. Je me soucierais bien d'un propos sur moi. PIERRE Sur qui donc? Allons, parle si tu veux. LE PRIEUR J'ai tort; on ne se souvient pas de ces choses-lĂ quand on sait la diffĂ©rence d'un honnĂÂȘte homme Ă un Salviati. PIERRE Salviati? Qu'a dit cette canaille? LE PRIEUR C'est un misĂ©rable, tu as raison. Qu'importe ce qu'il peut dire? Un homme sans pudeur, un valet de Cour qui, Ă ce qu'on raconte, a pour femme la plus grande dĂ©vergondĂ©e! Allons, voilĂ qui est fait, je n'y penserai pas davantage. PIERRE Penses-y et parle, LĂ©on, c'est-Ă -dire que cela me dĂ©mange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il mĂ©dit? De nous? de mon pĂšre? Ah! sang du Christ, je ne l'aime guĂšre, ce Salviati. Il faut que je sache cela, entends-tu? LE PRIEUR Si tu y tiens, je te le dirai. I s'est exprimĂ© devant moi, dans une boutique, d'une maniĂšre vraiment offensante sur le compte de notre soeur. PIERRE O mon Dieu! Dans quels termes? Allons, parle donc! LE PRIEUR Dans les termes les plus grossiers. PIERRE Diable de prĂÂȘtre que tu es! tu me vois hors de moi d'impatience, et tu cherches tes mots! Dis les choses comme elles sont, parbleu! un mot est un mot; il n'y a pas de bon Dieu qui tienne. PHILIPPE Pierre, Pierre! tu manques Ă ton frĂšre. LE PRIEUR Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilĂ son mot et qu'elle le lui avait promis. PIERRE Qu'elle couch...Ah! mort de mort, de mille morts! Quelle heure est-il? PHILIPPE OĂÂč vas-tu? Allons, es-tu fait de salpĂÂȘtre? Qu'as-tu Ă faire de cette Ă©pĂ©e? tu en as une au cĂÂŽtĂ©. PIERRE Je n'ai rien Ă faire; allons dĂner, le dĂner est servi. Ils sortent. SCENE II Le portail d'une Ă©glise. Entrent LORENZO et VALORI. VALORI Comment se fait-il que le duc n'y vienne pas? Ah! monsieur, quelle satisfaction pour un chrĂ©tien que ces pompes magnifiques de l'Eglise romaine! Quel homme pourrait y ĂÂȘtre insensible? L'artiste ne trouve-t-il pas lĂ le paradis de son coeur'? Le guerrier, le prĂÂȘtre et le marchand n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment? Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures Ă©clatantes de velours et de tapisseries, ces tableaux des premiers maĂtres, les parfums tiĂšdes et suaves que balancent les encensoirs, et les chants dĂ©licieux de ces voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le moine sĂ©vĂšre et ennemi du plaisir. Mais rien n'est plus beau, selon moi, qu'une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi les prĂÂȘtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux? La religion n'est pas un oiseau de proie; c'est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rĂÂȘves et sur tous les amours. LORENZO Sans doute; ce que vous dites lĂ est parfaitement vrai et parfaitement faux, comme tout au monde. TEBALDEO FRECCIA, s'approchant de Valori. Ah! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme tel que Votre Eminence parler ainsi de la tolĂ©rance et de l'enthousiasme sacrĂ©! Pardonnez Ă un citoyen obscur, qui brĂ»le de ce feu divin, de vous remercier de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver sur les lĂšvres d'un honnĂÂȘte homme ce qu'on a soi-mĂÂȘme dans le coeur, c'est le plus grand des bonheurs qu'on puisse dĂ©sirer. VALORI N'ĂÂȘtes-vous pas le petit Freccia? TEBALDEO Mes ouvrages ont peu de mĂ©rite; je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Ma jeunesse tout entiĂšre s'est passĂ©e dans les Ă©glises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs RaphaĂl et notre divin Buonarroti. Je demeure alors durant des journĂ©es devant leurs ouvrages, dans une extase sans Ă©gale. Le chant de l'orgue me rĂ©vĂšle leur pensĂ©e, et me fait pĂ©nĂ©trer dans leur ĂÂąme; je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillĂ©s, et j'Ă©coute, comme si les cantiques du choeur sortaient de leurs bouches entrouvertes. Des bouffĂ©es d'encens aromatique passent entre eux et moi dans une vapeur lĂ©gĂšre. Je crois y voir la gloire de l'artiste; c'est aussi une triste et douce fumĂ©e, et qui ne serait qu'un parfum stĂ©rile, si elle ne montait Ă Dieu. VALORI Vous ĂÂȘtes un vrai coeur d'artiste; venez Ă mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi. TEBALDEO C'est trop d'honneur que me fait Votre Eminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture. LORENZO Pourquoi remettre vos offres de service? Vous avez, il me semble, un cadre dans les mains. TEBALDEO Il est vrai; mais je n'ose le montrer Ă de si grands connaisseurs. C'est une esquisse bien pauvre d'un rĂÂȘve magnifique. LORENZO Vous faites le portrait de vos rĂÂȘves? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens. TEBALDEO RĂ©aliser des rĂÂȘves, voilĂ la vie du peintre. Les plus grands ont reprĂ©sentĂ© les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination Ă©tait un arbre plein de sĂšve; les bourgeons s'y mĂ©tamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits; bientĂÂŽt ces fruits mĂ»rissaient Ă un soleil bienfaisant, et, quand ils Ă©taient mĂ»rs, ils se dĂ©tachaient d'eux-mĂÂȘmes et tombaient sur la terre, sans perdre un seul grain de leur poussiĂšre virginale. HĂ©las! les rĂÂȘves des artistes mĂ©diocres sont des plantes difficiles Ă nourrir, et qu'on arrose de larmes bien amĂšres pour les faire bien peu prospĂ©rera. Il montre son tableau. VALORI Sans compliment, cela est beau. Non pas du premier mĂ©rite, il est vrai pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-mĂÂȘme? Mais votre barbe n'est pas encore poussĂ©e, jeune homme. LORENZO Est-ce un paysage ou un portrait? De quel cĂÂŽtĂ© faut-il le regarder, en long ou en large? TEBALDEO Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo Santo. LORENZO Combien y a-t-il d'ici Ă l'immortalitĂ©? VALORI Il est mal Ă vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands yeux s'attristent Ă chacune de vos paroles. TEBALDEO L'immortalitĂ©, c'est la foi. Ceux Ă qui Dieu a donnĂ© des ailes y arrivent en souriant. VALORI Tu parles comme un Ă©lĂšve de RaphaĂl. TEBALDEO Seigneur, c'Ă©tait mon maĂtre. Ce que j'ai appris vient de lui. LORENZO Viens chez moi, je te ferai peindre la Mazzafirra toute nue. TEBALDEO Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art. Je ne puis faire le portrait d'une courtisane. LORENZO Ton Dieu s'est bien donnĂ© la peine de la faire; tu peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence? TEBALDEO Oui, monseigneur. LORENZO Comment l'y prendrais-tu? TEBALDEO Je me placerais Ă l'orient, sur la rive gauche de l'Arno. C'est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agrĂ©able. LORENZO Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues? TEBALDEO Oui, monseigneur. LORENZO Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu? TEBALDEO On ne m'a point encore appris Ă parler ainsi de ma mĂšre. LORENZO Qu'appelles-tu ta mĂšre? TEBALDEO Florence, seigneur. LORENZO Alors, tu n'es qu'un bĂÂątard, car ta mĂšre n'est qu'une catin. TEBALDEO Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain. Mais des gouttes prĂ©cieuses du sang de ma mĂšre sort une plante odorante qui guĂ©rit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol et le fĂ©condera. LORENZO Comment entends-tu ceci? TEBALDEO Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillĂ© d'une clartĂ© pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes Ă la harpe des anges; le zĂ©phyr peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie suave et dĂ©licieuse, mais la corde d'argent ne s'Ă©branle qu'au passage du vent du nord. C'est la plus belle et la plus noble, et cependant le toucher d'une rude main lui est favorable. L'enthousiasme est frĂšre de la souffrance. LORENZO C'est-Ă -dire qu'un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferais volontiers l'alchimiste de ton alambic; les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable! tu me plais. Les familles peuvent se dĂ©soler, les nations mourir de misĂšre, cela Ă©chauffe la cervelle de monsieur. Admirable poĂšte! comment arranges-tu tout cela avec ta piĂ©tĂ©? TEBALDEO Je ne ris point du malheur des familles, je dis que la poĂ©sie est la plus douce des souffrances, et qu'elle aime ses soeurs. Je plains les peuples malheureux, mais je crois en effet qu'ils font les grands artistes. Les champs de bataille font pousser les moissons, les terres corrompues engendrent le blĂ© cĂ©leste. LORENZO Ton pourpoint est usĂ©, en veux-tu un Ă ma livrĂ©e? TEBALDEO Je n'appartiens Ă personne. Quand la pensĂ©e veut ĂÂȘtre libre, le corps doit l'ĂÂȘtre aussi. LORENZO J'ai envie de dire Ă mon valet de chambre de te donner des coups de bĂÂąton. TEBALDEO Pourquoi, monseigneur? LORENZO Parce que cela me passe par la tĂÂȘte. Es-tu boiteux de naissance ou par accident? TEBALDEO Je ne suis pas boiteux; que voulez-vous dire par lĂ ? LORENZO Tu es boiteux ou tu es fou. TEBALDEO Pourquoi, monseigneur? Vous vous riez de moi. LORENZO Si tu n'Ă©tais pas boiteux, comment resterais-tu, Ă moins d'ĂÂȘtre fou, dans une ville oĂÂč, en l'honneur de tes idĂ©es de libertĂ©, le premier valet d'un MĂ©dicis peut t'assommera sans qu'on y trouve Ă redire? TEBALDEO J'aime ma mĂšre Florence; c'est pourquoi je reste chez elle. Je sais qu'un citoyen peut ĂÂȘtre assassinĂ© en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet Ă ma ceinture. LORENZO Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivĂ© souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facĂ©tieux? TEBALDEO Je le tuerais, s'il m'attaquait. LORENZO Tu me dis cela, Ă moi? TEBALDEO Pourquoi m'en voudrait-on? je ne fais de mal Ă personne. Je passe les journĂ©es Ă l'atelier. Le dimanche, je vais Ă l'Annonciade ou Ă Sainte-Marie; les moines trouvent que j'ai de la voix; ils me mettent une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les choeurs, quelquefois un petit solo ce sont les seules occasions oĂÂč je vais en public. Le soir je vais chez ma maĂtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaĂt, et je ne connais personne; Ă qui ma vie ou ma mort peut-elle ĂÂȘtre utile? LORENZO Es-tu rĂ©publicain? aimes-tu les princes? TEBALDEO Je suis artiste; j'aime ma mĂšre et ma maĂtresse. LORENZO Viens demain Ă mon palais, je veux te faire faire un tableau d'importance pour le jour de mes noces. Ils sortent. SCENE III Chez la marquise Cibo. LE CARDINAL, seul. LE CARDINAL Oui, je suivrai tes ordres, FarnĂšse Note 4! Que ton commissaire apostolique s'enferme avec sa probitĂ© dans le cercle Ă©troit de son office, remuerai d'une main ferme la terre glissante sur laquelle il n'ose marcher. Tu attends cela de moi, je l'ai compris, et j'agirai sans parler, comme tu as commandĂ©. Tu as devinĂ© qui j'Ă©tais, lorsque tu m'as placĂ© auprĂšs d'Alexandre sans me revĂÂȘtir d'aucun titre qui me donnĂÂąt quelque pouvoir sur lui. C'est d'un autre qu'il se dĂ©fiera, en m'obĂ©issant Ă son insu. Qu'il Ă©puise sa force contre des ombres d'hommes gonflĂ©s d'une ombre de puissance, je serai l'anneau invisible qui l'attachera, pieds et poings liĂ©s, Ă la chaĂne de fer dont Rome et CĂ©sar tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c'est dans cette maison qu'est le marteau dont je me servirai. Alexandre aime ma belle-soeur; que cet amour l'ait flattĂ©e, cela est croyable; ce qui peut en rĂ©sulter est douteux, mais ce qu'elle en veut faire, c'est lĂ ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu'oĂÂč pourrait aller l'influence d'une femme exaltĂ©e, mĂÂȘme sur cet homme grossier, sur cette armure vivante? Un si doux pĂ©chĂ© pour une si belle cause, cela est tentant, n'est-il pas vrai, Ricciarda? Presser ce coeur de lion sur ton faible coeur tout percĂ© de flĂšches sanglantes, comme celui de saint SĂ©bastien; parler, les yeux en pleurs, des malheurs de la patrie, pendant que le tyran adorĂ© passera ses rudes mains dans ta chevelure dĂ©nouĂ©e; faire jaillir d'un rocher l'Ă©tincelle sacrĂ©e, cela valait bien le petit sacrifice de l'honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n'y perdent rien! Mais il ne fallait pas me prendre pour confesseur. La voici qui s'avance, son livre de priĂšres Ă la main. Aujourd'hui donc tout va s'Ă©claircir; laisse seulement tomber ton secret dans l'oreille du prĂÂȘtre, le courtisan pourra bien en profiter, mais, en conscience, il n'en dira rien. Entre la marquise de Cibo. LE CARDINAL, s'asseyant. Me voilĂ prĂÂȘt. La marquise s'agenouille auprĂšs de lui sur son prie-Dieu. LA MARQUISE BĂ©nissez-moi, mon pĂšre, parce que j'ai pĂ©chĂ©. LE CARDINAL Avez-vous dit votre Confiteor? Nous pouvons commencer, marquise. LA MARQUISE Je m'accuse de mouvements de colĂšre, de doutes irrĂ©ligieux et injurieux pour notre saint-pĂšre le pape. LE CARDINAL LA MARQUISE J'ai dit hier dans une assemblĂ©e, Ă propos de l'Ă©vĂÂȘque de Fano, que la sainte Eglise catholique Ă©tait un lieu de dĂ©bauche. LE CARDINAL LA MARQUISE J'ai Ă©coutĂ© des discours contraires Ă la fidĂ©litĂ© que j'ai jurĂ©e Ă mon mari. LE CARDINAL Qui vous a tenu ces discours? LA MARQUISE J'ai lu une lettre Ă©crite dans la mĂÂȘme pensĂ©e. LE CARDINAL Qui vous a Ă©crit cette lettre? LA MARQUISE Je m'accuse de ce que j'ai fait, et non de ce qu'ont fait les autres. LE CARDINAL Ma fille, vous devez me rĂ©pondre, si vous voulez que je puisse vous donner l'absolution en toute sĂ©curitĂ©. Avant tout, dites-moi si vous avez rĂ©pondu Ă cette lettre. LA MARQUISE J'y ai rĂ©pondu de vive voix, mais non par Ă©crit. LE CARDINAL Qu'avez-vous rĂ©pondu? LA MARQUISE J'ai accordĂ© Ă la personne qui m'avait Ă©crit la permission de me voir comme elle le demandait. LE CARDINAL Comment s'est passĂ©e cette entrevue? LA MARQUISE Je me suis accusĂ©e dĂ©jĂ d'avoir Ă©coutĂ© des discours contraires Ă mon honneur. LE CARDINAL Comment y avez-vous rĂ©pondu? LA MARQUISE Comme il convient Ă une femme qui se respecte. LE CARDINAL N'avez-vous point laissĂ© entrevoir qu'on finirait par vous persuader? LA MARQUISE Non, mon pĂšre. LE CARDINAL Avez-vous annoncĂ© Ă la personne dont il s'agit la rĂ©solution de ne plus Ă©couter de semblables discours Ă l'avenir? LA MARQUISE Oui, mon pĂšre. LE CARDINAL Cette personne vous plaĂt-elle? LA MARQUISE Mon coeur n'en sait rien, j'espĂšre. LE CARDINAL Avez-vous averti votre mari? LA MARQUISE Non, mon pĂšre. Une honnĂÂȘte femme ne doit point troubler son mĂ©nage par des rĂ©cits de cette sorte. LE CARDINAL Ne me cachez-vous rien? Ne s'est-il rien passĂ© entre vous et la personne dont il s'agit, que vous hĂ©sitiez Ă me confier LA MARQUISE Rien, mon pĂšre. LE CARDINAL Pas un regard tendre? pas un baiser pris Ă la dĂ©robĂ©e? LA MARQUISE Non, mon pĂšre. LE CARDINAL Cela est-il sĂ»r, ma fille? LA MARQUISE Mon beau-frĂšre, il me semble que je n'ai pas l'habitude de mentir devant Dieu. LE CARDINAL Vous avez refusĂ© de me dire le nom que je vous ai demandĂ© tout Ă l'heure; je ne puis cependant vous donner l'absolution sans le savoir. LA MARQUISE Pourquoi cela? Lire une lettre peut ĂÂȘtre un pĂ©chĂ© mais non pas lire une signature. Qu'importe le nom Ă la chose? LE CARDINAL Il importe plus que vous ne pensez. LA MARQUISE Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l'absolution, si vous voulez; je prendrai pour confesseur le premier prĂÂȘtre venu, qui me la donnera. Elle se lĂšve. LE CARDINAL Quelle violence, marquise! Est-ce que je ne sais pas que c'est du duc que vous voulez parler? LA MARQUISE Du duc! - Eh bien! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire dire? LE CARDINAL Pourquoi refusez-vous de le dire? Cela m'Ă©tonne. LA MARQUISE Et qu'en voulez-vous faire, vous, mon confesseur? Est-ce pour le rĂ©pĂ©ter Ă mon mari que vous tenez si fort Ă l'entendre? Oui, cela est bien certain; c'est un tort que d'avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel m'est tĂ©moin qu'en m'agenouillant devant vous, j'oublie que je suis votre belle-soeur, mais vous prenez soin de me le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde Ă votre salut Ă©ternel, tout cardinal que vous ĂÂȘtes. LE CARDINAL Revenez donc Ă cette place, marquise; il n'y a pas tant de mal que vous croyez. LA MARQUISE Que voulez-vous dire? LE CARDINAL Qu'un confesseur doit tout savoir, parce qu'il peut tout diriger, et qu'un beau-frĂšre ne doit rien dire, Ă certaines conditions. LA MARQUISE Quelles conditions? LE CARDINAL Non, non, je me trompe; ce n'Ă©tait pas ce mot-lĂ que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu'une rupture avec lui peut nuire aux plus riches familles mais qu'un secret d'importance entre des mains expĂ©rimentĂ©es peut devenir une source de biens abondante. LA MARQUISE Une source de biens! des mains expĂ©rimentĂ©es! - Je reste lĂ , en vĂ©ritĂ©, comme une statue. Que couves-tu, prĂÂȘtre, sous ces paroles ambiguĂs? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants sur vos lĂšvres, Ă vous autres; on ne sait qu'en penser. LE CARDINAL Revenez donc vous asseoir lĂ , Ricciarda. Je ne vous ai point encore donnĂ© l'absolution. LA MARQUISE Parlez toujours; il n'est pas prouvĂ© que j'en veuille. LE CARDINAL, se levant. Prenez garde Ă vous, marquise! Quand on veut me braver en face, il faut avoir une armure solide et sans dĂ©faut; je ne veux point menacer, je n'ai qu'un mot Ă vous dire prenez un autre confesseur. Il sort. LA MARQUISE, seule. Cela est inouĂÂŻ. S'en aller en serrant les poings, les yeux enflammĂ©s de colĂšre! Parler de mains expĂ©rimentĂ©es, de direction Ă donner Ă certaines choses! Eh! mais qu'y a-t-il donc? Qu'il voulĂ»t pĂ©nĂ©trer mon secret pour en informer mon mari, je le conçois; mais, si ce n'est pas lĂ son but, que veut-il donc faire de moi? La maĂtresse du duc? Tout savoir, dit-il, et tout diriger! cela n'est pas possible; il y a quelque autre mystĂšre plus sombre et plus inexplicable lĂ -dessous; Cibo ne ferait pas un pareil mĂ©tier. Non! cela est sĂ»r; je le connais. C'est bon pour un Lorenzaccio; mais lui! il faut qu'il ait quelque sourde pensĂ©e, plus vaste que cela et plus profonde. Ah! comme les hommes sortent d'eux-mĂÂȘmes tout Ă coup aprĂšs dix ans de silence! Cela est effrayant. Maintenant, que ferai-je? Est-ce que j'aime Alexandre? Non, je ne l'aime pas, non, assurĂ©ment; j'ai dit que non dans ma confession, et je n'ai pas menti. Pourquoi Laurent est-il Ă Massa? Pourquoi le duc me presse-t-il? Pourquoi ai-je rĂ©pondu que je ne voulais plus le voir? pourquoi? - Ah! pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme inexplicable qui m'attire? Elle ouvre sa fenĂÂȘtre. Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste! Il y a lĂ plus d'une maison oĂÂč Alexandre est entrĂ© la nuit, couvert de son manteau, c'est un libertin je le sais. - Et pourquoi est-ce que tu te mĂÂȘles Ă tout cela, toi, Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi? Est-ce lui? AGNOLO, entrant. Madame, Son Altesse vient d'entrer dans la cour. LA MARQUISE Cela est singulier; ce Malaspina m'a laissĂ©e toute tremblante. SCENE IV Au palais des Soderini. MARIE SODERINI, CATHERINE; LORENZO, assis. CATHERINE, tenant un livre. Quelle histoire vous lirai-je, ma mĂšre? MARIE Ma Cattina se moque de sa pauvre mĂšre. Est-ce que je comprends rien Ă tes livres latins? CATHERINE Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit. C'est l'histoire romaine. LORENZO Je suis trĂšs fort sur l'histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommĂ© Tarquin le fils. CATHERINE Ah! c'est une histoire de sang. LORENZO Pas du tout; c'est un conte de fĂ©es. Brutus Ă©tait un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin Ă©tait un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien. CATHERINE Dites-vous aussi du mal de LucrĂšce? LORENZO Elle s'est donnĂ© le plaisir du pĂ©chĂ© et la gloire du trĂ©pas. Elle s'est laissĂ© prendre toute vive comme une alouette au piĂšge, et puis elle s'est fourrĂ© bien gentiment son petit couteau dans le ventre. MARIE Si vous mĂ©prisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mĂšre et votre soeur? LORENZO Je vous estime, vous et elle. Hors de lĂ , le monde me fait horreur. MARIE Sais-tu le rĂÂȘve que j'ai eu cette nuit, mon enfant? LORENZO Quel rĂÂȘve? MARIE Ce n'Ă©tait point un rĂÂȘve, car je ne dormais pas. J'Ă©tais seule dans cette grande salle, ma lampe Ă©tait loin de moi, sur cette table auprĂšs de la fenĂÂȘtre. Je songeais aux jours oĂÂč j'Ă©tais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits Ă travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tĂÂȘte en les sentant couler. J'ai entendu tout d'un coup marcher lentement dans la galerie; je me suis retournĂ©e, un homme vĂÂȘtu de noir venait Ă moi, un livre sous le bras - c'Ă©tait toi, Renzo "Comme tu reviens de bonne heure!" me suis-je Ă©criĂ©e. Mais le spectre s'est assis auprĂšs de la lampe sans me rĂ©pondre; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois. LORENZO Vous l'avez vu? MARIE Comme je te vois. LORENZO Quand s'en est-il allĂ©? MARIE Quand tu as tirĂ© la cloche ce matin en rentrant. LORENZO Mon spectre, Ă moi! Et il s'en est allĂ© quand je suis rentrĂ©? MARIE Il s'est levĂ© d'un air mĂ©lancolique, et s'est effacĂ© comme une vapeur du matin. LORENZO Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus. CATHERINE Qu'avez-vous? vous tremblez de la tĂÂȘte aux pieds. LORENZO Ma mĂšre, asseyez-vous ce soir Ă la place oĂÂč vous Ă©tiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu'il verra bientĂÂŽt quelque chose qui l'Ă©tonnera. On frappe. CATHERINE C'est mon oncle Bindo et Baptista Venturi. Entrent Bindo et Venturi. BINDO, bas Ă Marie. Je viens tenter un dernier effort. MARIE Nous Vous laissons; puissiez-vous rĂ©ussir! Elle sort avec Catherine. BINDO Lorenzo, pourquoi ne dĂ©mens-tu pas l'histoire scandaleuse qui court sur ton compte? LORENZO Quelle histoire? BINDO On dit que tu t'es Ă©vanoui Ă la vue d'une Ă©pĂ©e. LORENZO Le croyez-vous, mon oncle? BINDO Je t'ai vu faire des armes Ă Rome; mais cela ne m'Ă©tonnerait pas que tu devinsses plus vil qu'un chien, au mĂ©tier que tu fais ici. LORENZO L'histoire est vraie, je me suis Ă©vanoui. Bonjour, Venturi. A quel taux sont vos marchandises? comment va le commerce? VENTURI Seigneur, je suis Ă la tĂÂȘte d'une fabrique de soie; mais c'est me faire injure que de m'appeler marchand. LORENZO C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contractĂ© au collĂšge l'habitude innocente de vendre de la soie. BINDO J'ai confiĂ© au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment tant de familles Ă Florence. C'est un digne ami de la libertĂ©, et j'entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est passĂ©. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrĂÂȘme que le duc vous tĂ©moigne n'Ă©tait qu'un piĂšge de votre part. Cela est-il vrai ou faux? Etes-vous des nĂÂŽtres, ou n'en ĂÂȘtes-vous pas? VoilĂ ce qu'il nous faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que le despotisme des MĂ©dicis n'est ni juste ni tolĂ©rable. De quel droit laisserions-nous s'Ă©lever paisiblement cette maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilĂšges? La capitulation n'est point observĂ©e. La puissance de l'Allemagne se fait sentir de jour en jour d'une maniĂšre plus absolue. Il est temps d'en finir et de rassembler les patriotes. RĂ©pondrez-vous Ă cet appel? LORENZO Qu'en dites-vous, seigneur Venturi? Parlez, parlez! VoilĂ mon oncle qui reprend haleine. Saisissez cette occasion, si vous aimez votre pays. VENTURI Seigneur, je pense de mĂÂȘme, et je n'ai pas un mot ajouter. LORENZO Pas un mot? pas un beau petit mot bien sonore? Vous ne connaissez pas la vĂ©ritable Ă©loquence. On tourne une grande pĂ©riode autour d'un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie. On rejette son bras gauche en arriĂšre de maniĂšre Ă faire faire Ă son manteau des plis pleins d'une dignitĂ© tempĂ©rĂ©e par la grĂÂące; on lĂÂąche sa pĂ©riode qui se dĂ©roule comme une corde ronflante, et la petite toupie s'Ă©chappe avec un murmure dĂ©licieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues. BINDO Tu es un insolent! RĂ©ponds, ou sors d'ici. LORENZO Je suis des vĂÂŽtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas Ă ma coiffure que je suis rĂ©publicain dans l'ĂÂąme? Regardez comme ma barbe est coupĂ©e. N'en doutez pas un seul instant, l'amour de la patrie respire dans mes vĂÂȘtements les plus cachĂ©s. On sonne Ă la porte d'entrĂ©e. La cour se remplit de pages et de chevaux. UN PAGE, en entrant. Le duc! Entre Alexandre. LORENZO Quel excĂšs de faveur, mon prince! Vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne? LE DUC Quels sont ces hommes-lĂ ? J'ai Ă te parler. LORENZO J'ai l'honneur de prĂ©senter Ă Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti, qui regrette qu'un long sĂ©jour Ă Naples ne lui ait pas permis de se jeter plus tĂÂŽt Ă vos pieds. Cet autre seigneur est l'illustre Baptista Venturi, qui fabrique, il est vrai, de la soie mais qui n'en vend point. Que la prĂ©sence inattendue d'un si grand prince dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordĂ©, ou vous serez en droit de dire que mes supplications n'ont aucun crĂ©dit auprĂšs de mon gracieux souverain. LE DUC Que demandez-vous, Bindo? BINDO Altesse, je suis dĂ©solĂ© que mon neveu... LORENZO Le titre d'ambassadeur Ă Rome n'appartient Ă personne en ce moment. Mon oncle se flattait de l'obtenir de vos bontĂ©s. Il n'est pas dans Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dĂšs qu'il s'agit du dĂ©vouement et du respect qu'on doit aux MĂ©dicis. LE DUC En vĂ©ritĂ©, Renzino? Eh bien! mon cher Bindo, voilĂ qui est dit. Viens demain au palais. BINDO Altesse, je suis confondu. Comment reconnaĂtre..? LORENZO Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende point de soie, demande un privilĂšge pour ses fabriques. LE DUC Quel privilĂšge? LORENZO Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le lui, monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment. LE DUC VoilĂ qui est bon. Est-ce fini? Allez, messieurs, la paix soit avec vous. VENTURI Altesse!... vous me comblez de joie... je ne puis exprimer... LE DUC, Ă ses gardes. Qu'on laisse passer ces deux personnes. BINDO, sortant, bas Ă VENTURI C'est un tour infĂÂąme. VENTURI, de mĂÂȘme. Qu'est-ce que vous ferez? BINDO, de mĂÂȘme. Que diable veux-tu que je fasse? Je suis nommĂ©. VENTURI, de mĂÂȘme. Cela est terrible. Ils sortent. LE DUC La Cibo est Ă moi. LORENZO J'en suis fĂÂąchĂ©. LE DUC Pourquoi? LORENZO Parce que cela fera tort aux autres. LE DUC Ma foi, non, elle m'ennuie dĂ©jĂ . Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenĂÂȘtre? VoilĂ longtemps que je la vois sans cesse en passant. LORENZO OĂÂč donc? LE DUC LĂ -bas, en face, dans le palais. LORENZO Oh! ce n'est rien. LE DUC Rien? Appelles-tu rien ces bras-lĂ ? Quelle VĂ©nus, entrailles du diable! LORENZO C'est une voisine. LE DUC Je veux parler Ă cette voisine-lĂ . Eh! parbleu, si je ne me trompe, c'est Catherine Ginori. LORENZO LE DUC Je la reconnais trĂšs bien; c'est ta tante. Peste! j'avais oubliĂ© cette figure-lĂ . AmĂšne-la donc souper. LORENZO Cela serait trĂšs difficile. C'est une vertu. LE DUC Allons donc! Est-ce qu'il y en a pour nous autres? LORENZO Je lui demanderai, si vous voulez. Mais je vous avertis que c'est une pĂ©dante; elle parle latin. LE DUC Bon! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc par ici; nous la verrons mieux de cette galerie. LORENZO Une autre fois, mignon; - Ă l'heure qu'il est je n'ai pas de temps Ă perdre - il faut que j'aille chez le Strozzi. LE DUC Quoi! chez ce vieux fou? LORENZO Oui, chez ce vieux misĂ©rable, chez cet infĂÂąme. Il paraĂt qu'il ne peut se guĂ©rir de cette singuliĂšre lubie d'ouvrir sa bourse Ă toutes ces viles crĂ©atures qu'on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se rĂ©unissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et de prendre leurs bĂÂątons. Maintenant, mon projet est d'aller au plus vite manger le dĂner de ce vieux gibier de potence, et de lui renouveler l'assurance de ma cordiale amitiĂ©. J'aurai ce soir quelque bonne histoire Ă vous conter, quelque charmante fredaine qui pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes ces canailles. LE DUC Que je suis heureux de t'avoir, mignon! J'avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent. LORENZO Bon! Si vous saviez comme cela est aisĂ© de mentir impudemment au nez d'un butor! Cela prouve bien que vous n'avez jamais essayĂ©. A propos, ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne sais plus Ă qui? J'ai un peintre Ă vous amener, c'est un protĂ©gĂ©. LE DUC Bon, bon, mais pense Ă la tante. C'est pour elle que je suis venu te voir; le diable m'emporte, tu as une tante qui me revient. LORENZO Et la Cibo? LE DUC Je te dis de parler de moi Ă ta tante. Ils sortent. SCENE V Une salle du palais des Strozzi. PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR; LOUISE, occupĂ©e Ă travailler; LORENZO, couchĂ© sur un sofa. PHILIPPE Dieu veuille qu'il n'en soit rien! Que de haines inextinguibles, implacables, n'ont pas commencĂ© autrement! Un propos! la fumĂ©e d'un repas jasant sur les lĂšvres Ă©paisses d'un dĂ©bauchĂ©! voilĂ les guerres de famille, voilĂ comme les couteaux se tirent. On est insultĂ©, et on tue; on a tuĂ©, et on est tuĂ©. BientĂÂŽt les haines s'enracinent; on berce les fils dans les cercueils de leurs aĂÂŻeux, et des gĂ©nĂ©rations entiĂšres sortent de terre l'Ă©pĂ©e Ă la main. LE PRIEUR J'ai peut-ĂÂȘtre eu tort de me souvenir de ce mĂ©chant propos et de ce maudit voyage Ă Montolivet; mais le moyen d'endurer ces Salviati? PHILIPPE Ah! LĂ©on, LĂ©on, je te le demande; qu'y aurait-il de changĂ© pour Louise et pour nous-mĂÂȘmes, si tu n'avais rien dit Ă mes enfants? La vertu d'une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d'un Salviati? L'habitant d'un palais de marbre doit-il savoir les obscĂ©nitĂ©s que la populace Ă©crit sur ses murs? Qu'importe le propos d'un Julien? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnĂÂȘte mari? Ses enfants la respecteront-ils moins? M'en souviendrai-je, moi, son pĂšre, en lui donnant le baiser du soir? OĂÂč en sommes-nous, si l'insolence du premier venu tire du fourreau des Ă©pĂ©es comme les nĂÂŽtres? Maintenant tout est perdu; voilĂ Pierre furieux de tout ce que tu nous as contĂ©. Il s'est mis en campagne; il est allĂ© chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver! Qu'il rencontre Salviati, voilĂ le sang rĂ©pandu, le mien, mon sang sur le pavĂ© de Florence! Ah! pourquoi suis-je pĂšre? LE PRIEUR Si l'on m'eĂ»t rapportĂ© un propos sur ma soeur, quel qu'il fĂ»t, j'aurais tournĂ© le dos, et tout aurait Ă©tĂ© fini lĂ . Mais celui-lĂ m'Ă©tait adressĂ©; il Ă©tait si grossier que je me suis figurĂ© que le rustre ne savait de qui il parlait; - mais il le savait bien. PHILIPPE Oui, ils le savent, les infĂÂąmes! ils savent bien oĂÂč ils frappent! Le vieux tronc d'arbre est d'un bois trop solide; ils ne viendraient pas l'entamer. Mais ils connaissent la fibre dĂ©licate qui tressaille dans ses entrailles, lorsqu'on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise! ah! qu'est-ce donc que la raison? Les mains me tremblent Ă cette idĂ©e. Juste Dieu! la raison, est-ce donc la vieillesse? LE PRIEUR Pierre est trop violent. PHILIPPE Pauvre Pierre! comme le rouge lui est montĂ© au front! comme il a frĂ©mi en t'Ă©coutant raconter l'insulte faite Ă sa soeur! C'est moi qui suis un fou, car je t'ai laissĂ© dire. Pierre se promenait par la chambre Ă grands pas, inquiet, furieux, la tĂÂȘte perdue; il allait et venait, comme moi maintenant Je le regardais en silence; c'est un si beau spectacle qu'un sang pur montant Ă un front sans reproche. O ma patrie! pensais-je, en voilĂ un, et c'est mon aĂnĂ©. Ah! LĂ©on, j'ai beau faire, je suis un Strozzi. LE PRIEUR Il n'y a peut-ĂÂȘtre pas tant de danger que vous le pensez. - C'est un grand hasard s'il rencontre Salviati ce soir. - Demain, nous verrons tous les choses plus sagement. PHILIPPE N'en doutez pas Pierre le tuera, ou il se fera tuer. Il ouvre la fenĂÂȘtre. OĂÂč sont-ils maintenant? VoilĂ la nuit; la ville se couvre de profondes tĂ©nĂšbres. Ces rues sombres me font horreurs; - le sang coule quelque part, j'en suis sĂ»r. LE PRIEUR Calmez-vous. PHILIPPE A la maniĂšre dont mon Pierre est sorti, je suis sĂ»r qu'on ne le reverra que vengĂ© ou mort. Je l'ai vu dĂ©crocher son Ă©pĂ©e en fronçant le sourcil; il se mordait les lĂšvres, et les muscles de ses bras Ă©taient tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengĂ©, cela n'est pas douteux. LE PRIEUR Remettez-vous, fermez cette fenĂÂȘtre. PHILIPPE Eh bien, Florence, apprends-la donc Ă tes pavĂ©s, la couleur de mon noble sang! il y a quarante de tes fils qui l'ont dans les veines. Et moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma tĂÂȘte blanche se penchera du haut de ces fenĂÂȘtres, dans les angoisses paternelles! plus d'une fois, ce sang que tu bois peut-ĂÂȘtre Ă cette heure avec indiffĂ©rence, sĂ©chera au soleil de tes places. Mais ne ris pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare de sa famille, car il viendra un jour oĂÂč tu la compteras, oĂÂč tu te mettras avec lui Ă la fenĂÂȘtre, et oĂÂč le coeur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de nos Ă©pĂ©es. LOUISE Mon pĂšre, mon pĂšre! vous me faites peur. LE PRIEUR, bas Ă Louise. N'est-ce pas Thomas qui rĂÂŽde sous ces lanternes? Il m'a semblĂ© le reconnaĂtre Ă sa petite taille; le voilĂ parti. PHILIPPE Pauvre ville, oĂÂč les pĂšres attendent ainsi le retour de leurs enfants! Pauvre patrie! pauvre patrie! Il y en a bien d'autres Ă cette heure qui ont pris leurs manteaux et leurs Ă©pĂ©es pour s'enfoncer dans cette nuit obscure; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets; ils savent qu'ils mourront demain de misĂšre, s'ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu'on nous insulte pour tirer nos Ă©pĂ©es! Le propos d'un ivrogne nous transporte de colĂšre, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis! Mais les malheurs publics ne secouent pas la poussiĂšre de nos armes. On croit Philippe Strozzi un honnĂÂȘte homme, parce qu'il fait le bien sans empĂÂȘcher le mal! Et maintenant, moi, pĂšre, que ne donnerais-je pas pour qu'il y eĂ»t au monde un ĂÂȘtre capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement l'insulte faite Ă ma fille! Mais pourquoi empĂÂȘcherait-on le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas empĂÂȘchĂ© celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir? Je me suis courbĂ© sur des livres, et j'ai rĂÂȘvĂ© pour ma patrie ce que j'admirais dans l'antiquitĂ©. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes mĂ©ditations; il a fallu que la tyrannie vĂnt me frapper au visage pour me faire dire Agissons! et ma vengeance a des cheveux gris. Entrent Pierre avec Thomas et François Pazzi. PIERRE C'est fait; Salviati est mort. Il embrasse sa soeur. LOUISE Quelle horreur! tu es couvert de sang. PIERRE Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers; François a arrĂÂȘtĂ© son cheval; Thomas l'a frappĂ© Ă la jambe, et moi... LOUISE Tais-toi! tais-toi! tu me fais frĂ©mir. Tes yeux sortent de leurs orbites; tes mains sont hideuses; tout ton corps tremble, et tu es pĂÂąle comme la mort. LORENZO, se levant. Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance. PIERRE Qui dit cela? Te voilĂ ici, toi, Lorenzaccio Il s'approche de son pĂšre. Quand donc fermerez-vous votre porte Ă ce misĂ©rable? ne savez-vous donc pas ce que c'est, sans compter l'histoire de son duel avec Maurice? PHILIPPE C'est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est que j'ai de bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu. PIERRE, entre ses dents. Hum! des raisons pour recevoir cette canaille! Je pourrais bien en trouver, un de ces matins, une trĂšs bonne aussi pour le faire sauter par les fenĂÂȘtres. Dites ce que vous voudrez, j'Ă©touffe dans cette chambre de voir une pareille lĂšpre se traĂner sur nos fauteuils. PHILIPPE Allons, paix! tu es un Ă©cervelĂ©! Dieu veuille que ton coup de ce soir n'ait pas de mauvaises suites pour nous! Il faut commencer par te cacher. PIERRE Me cacher! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je? LORENZO, Ă Thomas. En sorte que vous l'avez frappĂ© Ă l'Ă©paule?... Dites-moi donc un peu... Il l'entraĂne dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre; tous deux s'entretiennent Ă voix basse. PIERRE Non, mon pĂšre, je ne me cacherai pas. L'insulte a Ă©tĂ© publique, il nous l'a faite au milieu d'une place. Moi, je l'ai assommĂ© au milieu d'une rue, et il me convient demain matin de le raconter Ă toute la ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengĂ© son honneur? Je me promĂšnerais volontiers l'Ă©pĂ©e nue, et sans en essuyer une goutte de sang. PHILIPPE Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n'es pas blessĂ©, mon enfant? tu n'as rien reçu dans tout cela? Ils sortent. SCENE VI Au palais du duc. LE DUC, Ă demi nu; TEBALDEO, faisant son portrait. GIOMO joue de la guitare. GIOMO, chantant. Quand je mourrai, mon Ă©chanson, Porte mon coeur Ă ma maĂtresse. Qu'elle envoie au diable la messe, La prĂÂȘtraille et les oraisons. Les pleurs ne sont que de l'eau claire. Dis-lui qu'elle Ă©ventre un tonneau; Qu'on entonne un choeur sur ma biĂšre J'y rĂ©pondrai du fond de mon tombeau. LE DUC Je savais bien que j'avais quelque chose Ă te demander. Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bĂÂątonner tantĂÂŽt d'une si joyeuse maniĂšre? GIOMO Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus. LE DUC Pourquoi? Est-ce qu'il est mort? GIOMO C'est un gamin d'une maison voisine; tout Ă l'heure, en passant, il m'a semblĂ© qu'on l'enterrait. LE DUC Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme. GIOMO Cela vous plaĂt Ă dire; je vous ai vu tuer un homme d'un coup plus d'une fois. LE DUC Tu crois! J'Ă©tais donc gris? Quand je suis en pointe de gaietĂ©, tous mes moindres coups sont mortels. A Tebaldeo. Qu'as-tu donc, petit? est-ce que la main te tremble? tu louches terriblement. TEBALDEO Rien, monseigneur, plaise Ă Votre Altesse. Entre Lorenzo. LORENZO Cela avance-t-il? Etes-vous content de mon protĂ©gĂ©? Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa. Vous avez lĂ une jolie cotte de mailles, mignon! Mais cela doit ĂÂȘtre bien chaud. LE DUC En vĂ©ritĂ©, si elle me gĂÂȘnait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil d'acier; la lime la plus aiguĂ n'en pourrait ronger une maille, et en mĂÂȘme temps c'est lĂ©ger comme de la soie. Il n'y a peut-ĂÂȘtre pas la pareille dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guĂšre; jamais, pour mieux dire. LORENZO C'est trĂšs lĂ©ger, mais trĂšs solide. Croyez-vous cela Ă l'Ă©preuve du stylet? LE DUC AssurĂ©ment. LORENZO Au fait, j'y rĂ©flĂ©chis Ă prĂ©sent, vous la portez toujours sous votre pourpoint. L'autre jour, Ă la chasse, j'Ă©tais en croupe derriĂšre vous, et en vous tenant Ă bras-le-corps, je la sentais trĂšs bien. C'est une prudente habitude. LE DUC Ce n'est pas que je me dĂ©fie de personne; comme tu dis, c'est une habitude, - pure habitude de soldat. LORENZO Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants! Pourquoi donc posez-vous Ă moitiĂ© nu? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait; vous avez eu tort de la quitter. LE DUC C'est le peintre qui l'a voulu. Cela vaut toujours mieux, d'ailleurs, de poser le cou dĂ©couvert; regarde les antiques. LORENZO OĂÂč diable est ma guitare? Il faut que je fasse un second dessus Ă Giomo. Il sort. TEBALDEO Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui. GIOMO, Ă la fenĂÂȘtre. Que fait donc Lorenzo? Le voilĂ en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin; ce n'est pas lĂ , il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare. LE DUC Donne-moi mes habits. OĂÂč est donc ma cotte de mailles? GIOMO Je ne la trouve pas, j'ai beau chercher, elle s'est envolĂ©e. LE DUC Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura jetĂ©e dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux. GIOMO Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que sur ma main. LE DUC Allons, tu rĂÂȘves! cela est impossible. GIOMO Voyez vous-mĂÂȘme, Altesse; la chambre n'est pas si grande. LE DUC Renzo la tenait lĂ , sur ce sofa. Rentre Lorenzo. Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus la trouver. LORENZO Je l'ai remise oĂÂč elle Ă©tait. Attendez; non, je l'ai posĂ©e sur ce fauteuil; non, c'Ă©tait sur le lit. Je n'en sais rien, mais j'ai trouvĂ© ma guitare. Il chante en s'accompagnant. Bonjour, madame l'abbesse... GIOMO Dans le puits du jardin, apparemment? car vous Ă©tiez penchĂ© dessus tout Ă l'heure d'un air tout Ă fait absorbĂ©. LORENZO Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. AprĂšs boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation. Il continue Ă jouer. Bonjour, bonjour, abbesse de mon coeur... LE DUC Cela est inouĂÂŻ que cette cotte se trouve perdue! Je crois que je ne l'ai pas ĂÂŽtĂ©e deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher. LORENZO Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre d'un fils de pape? Vos gens la trouveront. LE DUC Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as Ă©garĂ©e. LORENZO Si j'Ă©tais duc de Florence, je m'inquiĂ©terais d'autre chose que de mes cottes. A propos, j'ai parlĂ© de vous Ă ma chĂšre tante. Tout est au mieux; venez donc un peu ici que je vous parle Ă l'oreille. GIOMO, bas au duc. Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est enlevĂ©e. LE DUC On la retrouvera. Il s'assoit Ă cĂÂŽtĂ© de Lorenzo. GIOMO, Ă part. Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ĂÂŽter de la tĂÂȘte une vieille idĂ©e qui se rouille de temps en temps. Bah! un Lorenzaccio! La cotte est sous quelque fauteuil. SCENE VII Devant le palais. Entre SALVIATI, couvert de sang et boitant; deux hommes le soutiennent. SALVIATI, criant. Alexandre de MĂ©dicis! ouvre ta fenĂÂȘtre et regarde un peu comme on traite tes serviteurs! LE DUC, Ă la fenĂÂȘtre. Qui est lĂ dans la boue? Qui se traĂne aux murailles de mon palais avec ces cris Ă©pouvantables? SALVIATI Les Strozzi m'ont assassinĂ©; je vais mourir Ă ta porte. LE DUC Lesquels des Strozzi, et pourquoi? SALVIATI Parce que j'ai dit que leur soeur Ă©tait amoureuse de toi mon noble duc. Les Strozzi ont trouvĂ© leur soeur insultĂ©e, parce que j'ai dit que tu lui plaisais; trois d'entre eux m'ont assassinĂ©. J'ai reconnu Pierre et Thomas; je ne connais pas le troisiĂšme. LE DUC Fais-toi monter ici. Par Hercule! les meurtriers passeront la nuit en prison, et on les pendra demain matin. Salviati entre dans le palais. Notes de l'auteur Note 4. Le pape Paul III. ACTE III SCENE PREMIERE La chambre Ă coucher de Lorenzo. LORENZO; SCORONCONCOLO, faisant des armes. SCORONCONCOLO MaĂtre, as-tu assez du jeu? LORENZO Non, crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens, meurs! tiens, misĂ©rable! SCORONCONCOLO A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge! LORENZO Meurs! meurs! meurs! - Frappe donc du pied. SCORONCONCOLO A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo de l'enfer! LORENZO Meurs, infĂÂąme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai! Au coeur! au coeur! il est Ă©ventrĂ©. - Crie donc, frappe donc, tue donc! Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le par morceaux, et mangeons, mangeons! J'en ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, roule! Mordons, mordons, et mangeons! Il tombe Ă©puisĂ©. SCORONCONCOLO, s'essuyant le front. Tu as inventĂ© un rude jeu, maĂtre, et tu y vas en vrai tigre; mille millions de tonnerres! tu rugis comme une caverne pleine de panthĂšres et de lions. LORENZO O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil! son sang t'enivrera. O ma vengeance! qu'il y a longtemps que tes ongles poussent! O dents d'Ugolin! il vous faut le crĂÂąne, le crĂÂąne! SCORONCONCOLO Es-tu en dĂ©lire? As-tu la fiĂšvre? LORENZO LĂÂąche, lĂÂąche, - ruffian - le petit maigre les pĂšres, les filles, - des adieux, des adieux sans fin, - les rives de l'Arno pleines d'adieux! - Les gamins l'Ă©crivent sur les murs. - Ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc; - tu ne vois pas que mes ongles poussent? - Ah! le crĂÂąne, le crĂÂąne! Il s'Ă©vanouit. SCORONCONCOLO MaĂtre, tu as un ennemi. Il lui jette de l'eau Ă la figure. Allons, maĂtre, ce n'est pas la peine de tant te dĂ©mener. On a des sentiments Ă©levĂ©s ou on n'en a pas; je n'oublierai jamais que tu m'as fait avoir une certaine grĂÂące sans laquelle je serais loin. MaĂtre, si tu as un ennemi, dis-le, et je t'en dĂ©barrasserai sans qu'il y paraisse autrement. LORENZO Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur Ă mes voisins. SCORONCONCOLO Depuis que nous trĂ©pignons dans cette chambre et que nous y mettons tout Ă l'envers, ils doivent ĂÂȘtre bien accoutumĂ©s Ă notre tapage. Je crois que tu pourrais Ă©gorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler sur ton plancher, sans qu'on s'aperçoive dans la maison qu'il s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu l'y prends mal. Ils ont eu peur la premiĂšre fois, c'est vrai, mais maintenant ils se contentent d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenĂÂȘtres. LORENZO Tu crois? SCORONCONCOLO Tu as un ennemi, maĂtre. Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance? N'ai-je pas des oreilles? et, au milieu de tes fureurs, n'ai-je pas entendu rĂ©sonner distinctement un petit mot bien net la vengeance? Tiens, maĂtre, crois-moi, tu maigris-tu n'as plus le mot pour rire comme devant; - crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise digestion qu'une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un dont l'ombre gĂÂȘne l'autre? Ton mĂ©decin est dans ma gaine; laisse-moi te guĂ©rir. Il tire son Ă©pĂ©e. LORENZO Ce mĂ©decin-lĂ t'a-t-il jamais guĂ©ri, toi? SCORONCONCOLO Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour Ă Padoue une petite demoiselle qui me disait... LORENZO Montre-moi cette Ă©pĂ©e. Ah! garçon, c'est une brave lame. SCORONCONCOLO Essaye-la, et tu verras. LORENZO Tu as devinĂ© mon mal, j'ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai pas d'une Ă©pĂ©e qui ait servi pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un baptĂÂȘme; elle gardera son nom. SCORONCONCOLO Quel est le nom de l'homme? LORENZO Qu'importe! m'es-tu dĂ©vouĂ©? SCORONCONCOLO Pour toi, je remettrais le Christ en croix. LORENZO Je te le dis en confidence, - je ferai le coup dans cette chambre, et c'est prĂ©cisĂ©ment pour que mes chers voisins ne s'en Ă©tonnent pas que je les accoutume Ă ce bruit de tous les jours. Ecoute bien, et ne te trompe pas. Si je l'abats du premier coup, ne t'avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, et c'est un sanglier. S'il se dĂ©fend, je compte sur toi pour lui tenir les mains; rien de plus, entends-tu? c'est Ă moi qu'il appartient. Je t'avertirai en temps et lieu. SCORONCONCOLO SCENE II Au palais Strozzi Entrent PHILIPPE et PIERRE. PIERRE Quand je pense Ă cela, j'ai envie de me couper la main droite. Avoir manquĂ© cette canaille! Un coup si juste, et l'avoir manquĂ©! A qui n'Ă©tait-ce pas rendre service que de faire dire aux gens il y a un Salviati de moins dans les rues? Mais le drĂÂŽle a fait comme les araignĂ©es, - il s'est laissĂ© tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d'ĂÂȘtre achevĂ©. PHILIPPE Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que plus complĂšte. On le dit blessĂ© de telle maniĂšre qu'il s'en souviendra toute sa vie. PIERRE Oui, je le sais bien, voilĂ comme vous voyez les choses. Tenez, mon pĂšre, vous ĂÂȘtes bon patriote, mais encore meilleur pĂšre de famille; ne vous mĂÂȘlez pas de tout cela. PHILIPPE Qu'as-tu encore en tĂÂȘte? Ne saurais-tu vivre un quart d'heure sans penser Ă mal? PIERRE Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure tranquille dans cet air empoisonnĂ©. Le ciel me pĂšse sur la tĂÂȘte comme une voĂ»te de prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire Ă prĂ©sent. PHILIPPE OĂÂč vas-tu? PIERRE Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les Pazzi. PHILIPPE Attends-moi donc, car j'y vais aussi. PIERRE Pas Ă prĂ©sent, mon pĂšre, ce n'est pas un bon moment pour vous. PHILIPPE Parle-moi franchement. PIERRE Cela est entre nous. Nous sommes lĂ une cinquantaine, les Ruccellai et d'autres, qui ne portons pas le bĂÂątard dans nos entrailles. PHILIPPE Ainsi donc? PIERRE Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d'un caillou gros comme le bout du doigt. PHILIPPE Mais vous n'avez rien d'arrĂÂȘtĂ©? pas de plan, pas de mesures prises? O enfants, enfants! jouer avec la vie et la mort! Des questions qui ont remuĂ© le monde! des idĂ©es qui ont blanchi des milliers de tĂÂȘtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau! des projets que la Providence elle-mĂÂȘme regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse achever Ă l'homme, sans oser y toucher! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une rĂ©publique, que l'artisan au fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entiĂšre d'un royaume? le bonheur des hommes, Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous compter sur vos doigts? PIERRE Un bon coup de lancette guĂ©rit tous les maux. PHILIPPE GuĂ©rir! guĂ©rir! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit ĂÂȘtre donnĂ© par le mĂ©decin? Savez-vous qu'il faut une expĂ©rience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d'un malade une goutte de sang? N'Ă©tais-je pas offensĂ© aussi, la nuit derniĂšre, lorsque tu avais mis ton Ă©pĂ©e nue sous ton manteau? Ne suis-je pas le pĂšre de ma Louise, comme tu es son frĂšre? N'Ă©tait-ce pas une juste vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coĂ»tĂ©? Ah! les pĂšres savent cela, mais non les enfants. Si tu es pĂšre un jour, nous en parlerons. PIERRE Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haĂÂŻr. PHILIPPE Qu'ont donc fait Ă Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs amis Ă venir conspirer, comme on invite Ă jouer aux dĂ©s, et leurs amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pĂšres Note 5. Quelle soif ont donc leurs Ă©pĂ©es? Que voulez-vous donc, que voulez-vous? PIERRE Et pourquoi vous dĂ©mentir vous-mĂÂȘme? Ne vous ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos domestiques voient Ă leur lever vos fenĂÂȘtres Ă©clairĂ©es des flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux. PHILIPPE OĂÂč en viendrez-vous? rĂ©ponds-moi. PIERRE Les MĂ©dicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n'a que faire d'un mĂ©decin; il n'a qu'Ă se brĂ»ler la plaie. PHILIPPE Et quand vous aurez renversĂ© ce qui est, que voulez-vous mettre Ă la place? PIERRE Nous sommes toujours sĂ»rs de ne pas trouver pire. PHILIPPE Je vous le dis, comptez sur vos doigts. PIERRE Les tĂÂȘtes d'une hydre sont faciles Ă compter. PHILIPPE Et vous voulez agir? cela est dĂ©cidĂ©? PIERRE Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence. PHILIPPE Cela est irrĂ©vocable? vous voulez agir? PIERRE Adieu, mon pĂšre, laissez-moi aller seul. PHILIPPE Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont Ă la curĂ©e? O mes enfants! ma brave et belle jeunesse! vous qui avez la force que j'ai perdue, vous qui ĂÂȘtes aujourd'hui ce qu'Ă©tait le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! EmmĂšne-moi, mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tĂÂȘte grise deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas encore, je ne vous serai pas Ă charge; ne pars pas sans moi, mon enfant, attends que je prenne mon manteau. PIERRE Venez mon noble pĂšre; nous baiserons le bas de votre robe. Vous ĂÂȘtes notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rĂÂȘves de votre vie. La libertĂ© est mĂ»re; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez. Ils sortent. SCENE III Une rue. UN OFFICIER ALLEMAND et des soldats; THOMAS STROZZI, au milieu d'eux. L'OFFICIER Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les Pazzi. THOMAS Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce qu'il en coĂ»te. L'OFFICIER Pas de menace; j'exĂ©cute les ordres du duc, et n'ai rien Ă souffrir de personne. THOMAS ImbĂ©cile! qui arrĂÂȘte un Strozzi sur la parole d'un MĂ©dicis! Il se forme un groupe autour d'eux. UN BOURGEOIS Pourquoi arrĂÂȘtez-vous ce seigneur? Nous le connaissons bien, c'est le fils de Philippe. UN AUTRE LĂÂąchez-le, nous rĂ©pondons pour lui. LE PREMIER Oui, oui, nous rĂ©pondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends garde Ă tes oreilles. L'OFFICIER Hors de lĂ , canaille! laissez passer la justice du duc, si vous n'aimez pas les coups de hallebarde. Pierre et Philippe arrivent. PIERRE Qu'y a-t-il? Quel est ce tapage? Que fais-tu lĂ , Thomas? LE BOURGEOIS EmpĂÂȘche-le, Philippe, empĂÂȘche-le d'emmener ton fils en prison. PHILIPPE En prison? et sur quel ordre? L'OFFICIER Qu'on saisisse cet homme! Les soldats arrĂÂȘtent Pierre. PIERRE LĂÂąchez-moi, misĂ©rables, ou je vous Ă©ventre comme des pourceaux! PHILIPPE Sur quel ordre agissez-vous, monsieur? L'OFFICIER montrant l'ordre du duc. VoilĂ mon mandat. J'ai ordre d'arrĂÂȘter Pierre et Thomas Strozzi. Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux. PIERRE De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait? Aidez-moi, mes amis, rossons cette canaille. Il tire son Ă©pĂ©e. Un autre dĂ©tachement de soldats arrive. L'OFFICIER Venez ici, prĂÂȘtez-moi main-forte. Pierre est dĂ©sarmĂ©. En marche! et le premier qui approche de trop prĂšs, un coup de pique dans le ventre! Cela leur apprendra Ă se mĂÂȘler de leurs affaires. PIERRE On n'a pas le droit de m'arrĂÂȘter sans un ordre des Huit. Je me soucie bien des ordres d'Alexandre! OĂÂč est l'ordre des Huit? L'OFFICIER C'est devant eux que nous vous menons. PIERRE Si c'est devant eux, je n'ai rien Ă dire. De quoi suis-je accusĂ©? UN HOMME DU PEUPLE. Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des Huit? PIERRE RĂ©pondez donc, de quoi suis-je accusĂ©? L'OFFICIER Cela ne me regarde pas. Les soldats sortent avec Pierre et Thomas. PIERRE, en sortant. N'ayez aucune inquiĂ©tude, mon pĂšre, les Huit me renverront souper Ă la maison, et le bĂÂątard en sera pour ses frais de justice. PHILIPPE, seul, s'asseyant sur un banc. J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. OĂÂč en sommes-nous donc si une vengeance, aussi juste que le ciel que voilĂ est clair, est punie comme un crime! Eh quoi! les deux aĂnĂ©s d'une famille vieille comme la ville, emprisonnĂ©s comme des voleurs de grand chemin! la plus grossiĂšre insulte chĂÂątiĂ©e, un Salviati frappĂ©, seulement frappĂ©, et des hallebardes en jeu! Sors donc du fourreau, mon Ă©pĂ©e! Si le saint appareil des exĂ©cutions judiciaires devient la cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, cette arme des assassins, protĂšgent l'homme de bien. O Christ! La justice devenue une entremetteuse! L'honneur des Strozzi souffletĂ© en place publique, et un tribunal rĂ©pondant des quolibets d'un rustre! Un Salviati jetant Ă la plus noble famille de Florence son gant tachĂ© de vin et de sang, et, lorsqu'on le chĂÂątie, tirant pour se dĂ©fendre le coupe-tĂÂȘte du bourreau! LumiĂšre du soleil! j'ai parlĂ©, il n'y a pas un quart d'heure, contre les idĂ©es de rĂ©volte, et voilĂ le pain qu'on me donne Ă manger, avec mes paroles de paix sur les lĂšvres! Allons, mes bras, remuez! et toi, vieux corps courbĂ© par l'ĂÂąge et par l'Ă©tude, redresse-toi pour l'action! Entre Lorenzo. LORENZO Demandes-tu l'aumĂÂŽne, Philippe, assis au coin de cette rue? PHILIPPE Je demande l'aumĂÂŽne Ă la justice des hommes; je suis un mendiant affamĂ© de justice, et mon honneur est en haillons. LORENZO Quel changement va donc s'opĂ©rer dans le monde, et quelle robe nouvelle va revĂÂȘtir la nature, si le masque de la colĂšre s'est posĂ© sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe? O mon pĂšre, quelles sont ces plaintes? pour qui rĂ©pands-tu sur la terre les joyaux les plus prĂ©cieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes d'un homme sans peur et sans reproche? PHILIPPE Il faut nous dĂ©livrer des MĂ©dicis, Lorenzo. Tu es un MĂ©dicis toi-mĂÂȘme, mais seulement par ton nom. Si je t'ai bien connu, si la hideuse comĂ©die que tu joues m'a trouvĂ© impassible et fidĂšle spectateur, que l'homme sorte de l'histrion! Si tu as jamais Ă©tĂ© quelque chose d'honnĂÂȘte, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont en prison. LORENZO Oui, oui, je sais cela. PHILIPPE Est-ce lĂ ta rĂ©ponse? Est-ce lĂ ton visage, homme sans Ă©pĂ©e? LORENZO Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma rĂ©ponse. PHILIPPE Agir! Comment, je n'en sais rien. Quel moyen employer, quel levier mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser dans le fleuve, quoi faire, que rĂ©soudre, quels hommes aller trouver, je ne puis le savoir encore, mais agir, agir, agir! O Lorenzo, le temps est venu. N'es-tu pas diffamĂ©, traitĂ© de chien et de sans-coeur? Si je t'ai tenu en dĂ©pit de tout ma porte ouverte, ma main ouverte, mon coeur ouvert, parle, et que je voie si je me suis trompĂ©. Ne m'as-tu pas parlĂ© d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derriĂšre le Lorenzo que voilĂ ? Cet homme n'aime-t-il pas sa patrie, n'est-il pas dĂ©vouĂ© Ă ses amis? Tu le disais, et je l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu. LORENZO Si je ne suis pas tel que vous le dĂ©sirez, que le soleil me tombe sur la tĂÂȘte! PHILIPPE Ami, rire d'un vieillard dĂ©sespĂ©rĂ©, cela porte malheur. Si tu dis vrai, Ă l'action! J'ai de toi des promesses qui engageraient Dieu lui-mĂÂȘme, et c'est sur ces promesses que je t'ai reçu. Le rĂÂŽle que tu joues est un rĂÂŽle de boue et de lĂšpre, tel que l'enfant prodigue ne l'aurait pas jouĂ© dans un jour de dĂ©mence, et cependant je t'ai reçu. Quand les pierres criaient Ă ton passage quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelĂ© du nom sacrĂ© d'ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; j'ai laissĂ© l'ombre de ta mauvaise rĂ©putation passer sur mon honneur, et mes enfants ont doutĂ© de moi en trouvant sur ma main la trace hideuses du contact de la tienne. Sois honnĂÂȘte, car je l'ai Ă©tĂ©; agis, car tu es jeune, et je suis Vieux. LORENZO Pierre et Thomas sont en prison; est-ce lĂ tout? PHILIPPE O ciel et terre! oui, c'est lĂ tout. Presque rien, deux enfants de mes entrailles qui vont s'asseoir au banc des voleurs. Deux tĂÂȘtes que j'ai baisĂ©es autant de fois que j'ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin clouĂ©es sur la porte de la forteresse; oui, c'est lĂ tout, rien de plus, en vĂ©ritĂ©. LORENZO Ne me parle pas sur ce ton. Je suis rongĂ© d'une tristesse auprĂšs de laquelle la nuit la plus sombre est une lumiĂšre Ă©blouissante. Il s'assoit prĂšs de Philippe. PHILIPPE Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu! On m'arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les morceaux mutilĂ©s de Philippe se rejoindraient encore et se lĂšveraient pour la vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un tribunal d'hommes de marbre! une forĂÂȘt de spectres sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se rĂ©soudre en un mot sans appel! Un mot, un mot, ĂÂŽ conscience! Ces hommes-lĂ mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles! Ah! qu'ils tuent, qu'ils Ă©gorgent, mais pas mes enfants, pas mes enfants! LORENZO Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en libertĂ©. PHILIPPE O mon Pierre, mon premier-nĂ©! LORENZO Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites mieux, quittez Florence. Je vous rĂ©ponds de tout, si vous quittez Florence. PHILIPPE Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge Ă mon heure derniĂšre! O Dieu! et tout cela pour une parole d'un Salviati! LORENZO Sachez-le, Salviati voulait sĂ©duire votre fille, mais non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme; il y exerce le droit du seigneur sur la prostitution. PHILIPPE Et nous n'agirions pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es un homme ferme, toi, parle-moi, je suis faible, et mon coeur est trop intĂ©ressĂ© dans tout cela. Je m'Ă©puise, vois-tu, j'ai trop rĂ©flĂ©chi ici-bas, j'ai trop tournĂ© sur moi-mĂÂȘme, comme un cheval de pressoir- je ne vaux plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses, je le ferai. LORENZO Rentrez chez vous, mon bon monsieur. PHILIPPE VoilĂ qui est certain, je vais aller chez les Pazzi. LĂ sont cinquante jeunes gens, tous dĂ©terminĂ©s. Ils ont jurĂ© d'agir; je leur parlerai noblement, comme un Strozzi et comme un pĂšre, et ils m'entendront. Ce soir, j'inviterai Ă souper les quarante membres de ma famille; je leur raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, nous verrons! rien n'est encore fait. Que les MĂ©dicis prennent garde Ă eux! Adieu, je vais chez les Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a arrĂÂȘtĂ©. LORENZO Il y a plusieurs dĂ©mons, Philippe. Celui qui te tente en ce moment n'est pas le moins Ă craindre de tous. PHILIPPE Que veux-tu dire? LORENZO Prends-y garde, c'est un dĂ©mon plus beau que Gabriel. La libertĂ©, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots rĂ©sonnent Ă son approche comme les cordes d'une lyre; c'est le bruit des Ă©cailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fĂ©condent la terre, et il tient Ă la main la palme des martyrs. Ses paroles Ă©purent l'air autour de ses lĂšvres; son vol est si rapide que nul ne peut dire oĂÂč il va. Prends-y garde! Une fois dans ma vie, je l'ai vu traverser les cieux. J'Ă©tais courbĂ© sur mes livres-le toucher de sa main a fait frĂ©mir mes cheveux comme une plume lĂ©gĂšre. Que je l'aie Ă©coutĂ© ou non, n'en parlons pas. PHILIPPE Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais pourquoi j'ai peur de te comprendre. LORENZO N'avez-vous dans la tĂÂȘte que cela dĂ©livrer vos fils? Mettez la main sur la conscience; quelque autre pensĂ©e plus vaste, plus terrible, ne vous entraĂne-t-elle pas, comme un chariot Ă©tourdissant, au milieu de cette jeunesse? PHILIPPE Eh bien! oui, que l'injustice faite Ă ma famille soit le signal de la libertĂ©. Pour moi, et pour tous, j'irai! LORENZO Prends garde Ă toi, Philippe, tu as pensĂ© au bonheur de l'humanitĂ©. PHILIPPE Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme au dehors une vapeur infecte? Toi qui m'as parlĂ© d'une liqueur prĂ©cieuse dont tu Ă©tais le flacon, est-ce lĂ ce que tu renfermes? LORENZO Je suis en effet prĂ©cieux pour vous, car je tuerai Alexandre. PHILIPPE Toi? LORENZO Moi, demain ou aprĂšs-demain. Rentrez chez vous, tĂÂąchez de dĂ©livrer vos enfants; si vous ne le pouvez pas, laissez leur subir une lĂ©gĂšre punition; je sais pertinemment qu'il n'y a pas d'autres dangers pour eux, et je vous rĂ©pĂšte que, d'ici Ă quelques jours, il n'y aura pas plus d'Alexandre de MĂ©dicis Ă Florence, qu'il n'y a de soleil Ă minuit. PHILIPPE Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser Ă la LibertĂ©? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le fais? LORENZO Philippe, Philippe, prends garde Ă toi. Tu as soixante ans de vertu sur ta tĂÂȘte grise; c'est un enjeu trop cher pour le jouer aux dĂ©s. PHILIPPE Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse entendre, parle; tu m'irrites singuliĂšrement. LORENZO Tel que tu me vois, Philippe, j'ai Ă©tĂ© honnĂÂȘte. J'ai cru Ă la vertu, Ă la grandeur humaine, comme un martyr croit Ă son Dieu. J'ai versĂ© plus de larmes sur la pauvre Italie, que NiobĂ© sur ses filles. PHILIPPE Eh bien, Lorenzo? LORENZO Ma jeunesse a Ă©tĂ© pure comme l'or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s'est amoncelĂ©e dans ma poitrine; et il faut que je sois rĂ©ellement une Ă©tincelle du tonnerre, car tout Ă coup, une certaine nuit que j'Ă©tais assis dans les ruines du ColisĂ©e antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempĂ©s de rosĂ©e, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main. J'Ă©tais un Ă©tudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet Ă©trange serment s'est fait en moi. Peut-ĂÂȘtre est-ce lĂ ce qu'on Ă©prouve quand on devient amoureux. PHILIPPE J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rĂÂȘver. LORENZO Et moi aussi. J'Ă©tais heureux alors, j'avais le coeur et les mains tranquilles, mon nom m'appelait au trĂÂŽne, et je n'avais qu'Ă laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espĂ©rances humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien ni mal, mais j'Ă©tais bon, et, pour mon malheur Ă©ternel, j'ai voulu ĂÂȘtre grand. Il faut que je l'avoue, si la Providence m'a poussĂ© Ă la rĂ©solution de tuer un tyran, quel qu'il fĂ»t, l'orgueil m'y a poussĂ© aussi. Que te dirais-je de plus? tous les CĂ©sars du monde me faisaient penser Ă Brutus. PHILIPPE L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t'en dĂ©fendrais-tu? LORENZO Tu ne sauras jamais, Ă moins d'ĂÂȘtre fou, de quelle nature est la pensĂ©e qui m'a travaillĂ©. Pour comprendre l'exaltation fiĂ©vreuse qui a enfantĂ© en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent Ă nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son piĂ©destal pour marcher parmi les hommes sur la place publique, serait peut-ĂÂȘtre semblable Ă ce que j'ai Ă©tĂ©, le jour oĂÂč j'ai commencĂ© Ă vivre avec cette idĂ©e il faut que je sois un Brutus. PHILIPPE Tu m'Ă©tonnes de plus en plus. LORENZO J'ai voulu d'abord tuer ClĂ©ment VII. Je n'ai pu le faire parce qu'on m'a banni de Rome avant le temps. J'ai recommencĂ© mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je travaillais pour l'humanitĂ©; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rĂÂȘves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, ni conquĂ©rir la gloire bavarde d'un paralytique comme CicĂ©ron. Je voulais arriver Ă l'homme, me prendre corps Ă corps avec la tyrannie vivante la tuer, porter mon Ă©pĂ©e sanglante sur la tribune, et laisser la fumĂ©e du sang d'Alexandre monter au nez des harangueurs, pour rĂ©chauffer leur cervelle ampoulĂ©es. PHILIPPE Quelle tĂÂȘte de fer as-tu, ami! quelle tĂÂȘte de fer! LORENZO La tĂÂąche que je m'imposais Ă©tait rude avec Alexandre. Florence Ă©tait, comme aujourd'hui, noyĂ©e de vin et de sang. L'Empereur et le pape avaient fait un duc d'un garçon boucher. Pour plaire Ă mon cousin, il fallait arriver Ă lui, portĂ© par les larmes des familles, pour devenir son ami, et acquĂ©rir sa confiance, il fallait baiser sur ses lĂšvres Ă©paisses tous les restes de ses orgies. J'Ă©tais pur comme un lis, et cependant je n'ai pas reculĂ© devant cette tĂÂąche. Ce que je suis devenu Ă cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre que j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lĂšve pas l'appareil impunĂ©ment. Je suis devenu vicieux, lĂÂąche, un objet de honte et d'opprobre; qu'importe? ce n'est pas de cela qu'il s'agit. PHILIPPE Tu baisses la tĂÂȘte, tes yeux sont humides. LORENZO Non, je ne rougis point; les masques de plĂÂątre n'ont point de rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que j'ai fait. Tu sauras seulement que j'ai rĂ©ussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientĂÂŽt dans un certain lieu d'oĂÂč il ne sortira pas debout. Je suis au terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entourĂ© de plus de filets, de plus de noeuds coulants, que je n'en ai tissĂ©s autour de mon bĂÂątard. Ce coeur, jusques auquel une armĂ©e ne serait pas parvenue en un an, il est maintenant Ă nu sous ma main; je n'ai qu'Ă laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera fait. Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je veux t'avertir? PHILIPPE Tu es notre Brutus, si tu dis vrai. LORENZO Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je me suis souvenu du bĂÂąton d'or couvert d'Ă©corce. Maintenant je connais les hommes, et je te conseille de ne pas t'en mĂÂȘler. PHILIPPE Pourquoi? LORENZO Ah! vous avez vĂ©cu tout seul, Philippe. Pareil Ă un fanal Ă©clatant, vous ĂÂȘtes restĂ© immobile au bord de l'ocĂ©an des hommes et vous avez regardĂ© dans les eaux la rĂ©flexion de votre propre lumiĂšre. Du fond de votre solitude, vous trouviez l'ocĂ©an magnifique sous le dais splendide des cieux. Vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde; vous Ă©tiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-lĂ , j'ai plongĂ©; je me suis enfoncĂ© dans cette mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre; tandis que vous admiriez la surface, j'ai vu les dĂ©bris des naufrages, les ossements et les LĂ©viathans. PHILIPPE Ta tristesse me fend le coeur. LORENZO C'est parce que je vous vois tel que j'ai Ă©tĂ©, et sur le point de faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne mĂ©prise point les hommes; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer diffĂ©rents de ce qu'ils sont. La vie est comme une citĂ©, on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s'arrĂÂȘter, en rentrant chez soi, aux fenĂÂȘtres des mauvais quartiers. VoilĂ mon avis, Philippe; s'il s'agit de sauver tes enfants, je te dis de rester tranquille; c'est le meilleur moyen pour qu'on te les renvoie aprĂšs une petite semonce. S'il s'agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps Ă t'apercevoir qu'il n'y a que toi qui en aies. PHILIPPE Je conçois que le rĂÂŽle que tu joues t'ait donnĂ© de pareilles idĂ©es. Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble Ă ce que tu as vu. LORENZO Je me suis rĂ©veillĂ© de mes rĂÂȘves, rien de plus; je te dis le danger d'en faire. Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en persuadĂ©, ne mets pas la main lĂ -dedans, si tu respectes quelque chose. PHILIPPE ArrĂÂȘte! ne brise pas comme un roseau mon bĂÂąton de vieillesse. Je crois Ă tout ce que tu appelles des rĂÂȘves; je crois Ă la vertu, Ă la pudeur et Ă la libertĂ©. LORENZO Et me voilĂ dans la rue, moi, Lorenzaccio? et les enfants ne me jettent pas de la boue? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pĂšres ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer? Au fond de ces dix mille maisons que voilĂ , la septiĂšme gĂ©nĂ©ration parlera encore de la nuit oĂÂč j'y suis entrĂ©, et pas une ne vomit Ă ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bĂ»che pourrie? L'air que vous respirez, Philippe, je le respire; mon manteau de soie bariolĂ© traĂne paresseusement sur le sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat; que dis-je? ĂÂŽ Philippe! les mĂšres pauvres soulĂšvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrĂÂȘte au seuil de leurs portes; elles me laissent voir leur beautĂ© avec un sourire plus vil que le baiser de Judas, tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq mĂ©chantes piĂšces d'or. PHILIPPE Que le tentateur ne mĂ©prise pas le faible; pourquoi tenter lorsque l'on doute? LORENZO Suis-je un Satan? LumiĂšre du ciel! je m'en souviens encore; j'aurais pleurĂ© avec la premiĂšre fille que j'ai sĂ©duite, si elle ne s'Ă©tait mise Ă rire. Quand j'ai commencĂ© Ă jouer mon rĂÂŽle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrĂ©rie du vice, comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un gĂ©ant de la Fable. Je croyais que la corruption Ă©tait un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J'avais commencĂ© Ă dire tout haut que mes vingt annĂ©es de vertu Ă©taient un masque Ă©touffant; ĂÂŽ Philippe! j'entrai alors dans la vie, et je vis qu'Ă mon approche tout le monde en faisait autant que moi; tous les masques tombaient devant mon regard; l'HumanitĂ© souleva sa robe, et me montra, comme Ă un adepte digne d'elle, sa monstrueuse nuditĂ©. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont, et je me suis dit Pour qui est-ce donc que je travaille? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantĂÂŽme Ă mes cĂÂŽtĂ©s, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du coeur, et je me demandais Quand j'aurai fait mon coup, celui-lĂ en profitera-t-il? J'ai vu les rĂ©publicains dans leurs cabinets, je suis entrĂ© dans les boutiques, j'ai Ă©coutĂ© et j'ai guettĂ©. J'ai recueilli les discours des gens du peuple, j'ai vu l'effet que produisait sur eux la tyrannie; j'ai bu, dans les banquets patriotiques, le vin qui engendre la mĂ©taphore et la prosopopĂ©e, j'ai avalĂ© entre deux baisers les larmes les plus vertueuses; j'attendais toujours que l'humanitĂ© me laissĂÂąt voir sur sa face quelque chose d'honnĂÂȘte. J'observais comme un amant observe sa fiancĂ©e, en attendant le jour des noces!... PHILIPPE Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien, comme l'ombre existe, mais non sans la lumiĂšre. LORENZO Tu ne veux voir en moi qu'un mĂ©priseur d'hommes; c'est me faire injure. Je sais parfaitement qu'il y en a de bons, mais Ă quoi servent-ils? Que font-ils? comment agissent-ils? Qu'importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort? Il y a de certains cĂÂŽtĂ©s par oĂÂč tout devient bon un chien est un ami fidĂšle; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu'il se roule sur les cadavres, et que la langue avec laquelle il lĂšche son maĂtre sent la charogne d'une lieue. Tout ce que j'ai Ă voir, moi, c'est que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront pas plus qu'ils ne me comprendront. PHILIPPE Pauvre enfant, tu me navres le coeur! Mais si tu es honnĂÂȘte, quand tu auras dĂ©livrĂ© ta patrie, tu le redeviendras. Cela rĂ©jouit mon vieux coeur, Lorenzo, de penser que tu es honnĂÂȘte; alors tu jetteras ce dĂ©guisement hideux qui te dĂ©figure, et tu redeviendras d'un mĂ©tal aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton. LORENZO Philippe, Philippe, j'ai Ă©tĂ© honnĂÂȘte. La main qui a soulevĂ© une fois le voile de la vĂ©ritĂ© ne peut plus le laisser retomber elle reste immobile jusqu'Ă la mort, tenant toujours ce voilĂ© terrible, et l'Ă©levant de plus en plus au-dessus de la tĂÂȘte de l'homme, jusqu'Ă ce que l'Ange du sommeil Ă©ternel lui bouche les yeux. PHILIPPE Toutes les maladies se guĂ©rissent, et le vice est aussi une maladie. LORENZO Il est trop tard. Je me suis fait Ă mon mĂ©tier. Le vice a Ă©tĂ© pour moi un vĂÂȘtement, maintenant il est collĂ© Ă ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sĂ©rieux comme la Mort au milieu de ma gaietĂ©. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m'Ă©tonne en lui, c'est qu'il n'y ait pas laissĂ© sa raison. Profite de moi, Philippe, voilĂ ce que j'ai Ă te dire, ne travaille pas pour ta patrie. PHILIPPE Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnĂ©e Ă marcher Ă tĂÂątons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut ĂÂȘtre; pourquoi ne pourrais-je en prendre une autre qui me mĂšnerait au mĂÂȘme point? Mon intention est d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement. LORENZO Prends garde Ă toi, Philippe, celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes. PHILIPPE Je crois Ă l'honnĂÂȘtetĂ© des rĂ©publicains. LORENZO Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une fois mon coup fait, si les rĂ©publicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d'Ă©tablir une rĂ©publique, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mĂÂȘler; parle, si tu le veux, mais prends garde Ă tes paroles, et encore plus Ă tes actions. Laisse-moi faire mon coup tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien Ă perdre. PHILIPPE Fais-le, et tu verras. LORENZO Soit, - mais souviens-toi de ceci. Vois-tu, dans cette petite maison, cette famille assemblĂ©e autour d'une table? ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps, et une ĂÂąme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilĂ , et de poignarder leur fils aĂnĂ© au milieu d'eux, il n'y aurait pas un couteau de levĂ© sur moi. PHILIPPE Tu me fais horreur. Comment le coeur peut-il rester grand, avec des mains comme les tiennes? LORENZO Viens, rentrons Ă ton palais, et tĂÂąchons de dĂ©livrer tes enfants. PHILIPPE Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idĂ©es pareilles? LORENZO Pourquoi? tu le demandes? PHILIPPE Si tu crois que c'est un meurtre inutile Ă ta patrie, pourquoi le commets-tu? LORENZO Tu me demandes cela en face? Regarde-moi un peu. J'ai Ă©tĂ© beau, tranquille et vertueux. PHILIPPE Quel abĂme! quel abĂme tu m'ouvres! LORENZO Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette... Il frappe sa poitrine il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-mĂÂȘme, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mort coeur Ă quelques fibres de mon coeur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillĂ© Ă pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe oĂÂč j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte, et veux-tu que je laisse mourir en silence l'Ă©nigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir Ă la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'Ă©vanouir, j'Ă©pargnerais peut-ĂÂȘtre ce conducteur de boeufs. Mais j'aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-ĂÂȘtre justement parce que tu ne le ferais pas. VoilĂ assez longtemps, vois-tu, que les rĂ©publicains me couvrent de boue et d'infamie; voilĂ assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exĂ©cration des hommes empoisonne le pain que je mĂÂąche. J'en ai assez de me voir conspuĂ© par des lĂÂąches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain, il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-ĂÂȘtre demain que je tue Alexandre, dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d'une curiositĂ© monstrueuse apportĂ©e d'AmĂ©rique, pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac Ă paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai Ă dire; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l'HumanitĂ© gardera sur sa joue le soufflet de mon Ă©pĂ©e marquĂ© en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaĂt pas qu'ils m'oublient. Ma vie entiĂšre est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tĂÂȘte en m'entendant frapper, je jette la nature humaine Ă pile ou face sur la tombe d'Alexandre; dans deux jours, les hommes comparaĂtront devant le tribunal de ma volontĂ©. PHILIPPE Tout cela m'Ă©tonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des choses qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais lĂ -dessus m'en fier Ă personne qu'Ă moi-mĂÂȘme. C'est en vain que ma colĂšre voudrait ronger son frein, mes entrailles sont Ă©mues trop vivement. Tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse; je vais rassembler mes parents. LORENZO Comme tu voudras, mais prends garde Ă toi. Garde-moi le secret, mĂÂȘme avec tes amis, c'est tout ce que je te demande. Ils sortent. SCENE IV Au palais Soderini. Entre CATHERINE, lisant un billet. CATHERINE "Lorenzo a dĂ» vous parler de moi, mais qui pourrait vous parler dignement d'un amour pareil au mien, Que ma plume vous apprenne ce que ma bouche ne peut vous dire, et ce que mon coeur voudrait signer de son sang". Alexandre DE MEDICIS. Si mon nom n'Ă©tait pas sur l'adresse, je croirais que le messager s'est trompĂ©, et ce que je lis me fait douter de mes yeux. Entre Marie. O ma mĂšre chĂ©rie! voilĂ ce qu'on m'Ă©crit; expliquez-moi, si vous pouvez, ce mystĂšre. MARIE Malheureuse! malheureuse! il t'aime! OĂÂč t'a-t-il vue? oĂÂč lui as-tu parlĂ©? CATHERINE Nulle part; un messager m'a apportĂ© cela comme je sortais de l'Ă©glise. MARIE Lorenzo, dit-il, a dĂ» te parler de lui! Ah! Catherine, avoir un fils pareil! Oui, faire de la soeur de sa mĂšre la maĂtresse du duc, non pas mĂÂȘme la maĂtresse, ĂÂŽ ma fille! Quels noms portent ces crĂ©atures? je ne puis le dire; oui, il manquait cela Ă Lorenzo. Viens, je veux lui porter cette lettre ouverte, et savoir, devant Dieu, comment il rĂ©pondra. CATHERINE Je croyais que le duc aimait... pardon, ma mĂšre... mais je croyais que le duc aimait la comtesse Cibo... on me l'avait dit... MARIE Cela est vrai, il l'a aimĂ©e, s'il peut aimer. CATHERINE Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans honte un coeur pareil! Venez, ma mĂšre, venez chez Lorenzo. MARIE Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'Ă©prouve depuis quelques jours, j'ai eu la fiĂšvre toutes les nuits il est vrai que, depuis trois mois, elle ne me quitte guĂšre. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine; pourquoi m'as-tu lu cette lettre? je ne puis plus rien supporter. Je ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais Ă certaines conditions; mais tout ce que je vois m'entraĂne vers la tombe. Allons, soutiens-moi, pauvre enfant, je ne te donnerai pas longtemps cette peine. Elles sortent. SCENE V Chez la marquise. LA MARQUISE, parĂ©e, devant un miroir. LA MARQUISE Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout Ă coup. Quel prĂ©cipice que la vie! Comment! il est dĂ©jĂ neuf heures, et c'est le duc que j'attends dans cette toilette! N'importe, advienne que pourra, je veux essayer mon pouvoir. Entre le cardinal. LE CARDINAL Quelle parure, marquise! voilĂ des fleurs qui embaument. LA MARQUISE Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une amie vous m'excuserez. LE CARDINAL Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j'aperçois la porte entrouverte lĂ -bas, c'est un petit paradis. Irai-je vous y attendre? LA MARQUISE Je suis pressĂ©e, pardonnez-moi. Non, pas dans mon boudoir; oĂÂč vous voudrez. LE CARDINAL Je reviendrai dans un moment plus favorable. Il sort. LA MARQUISE Pourquoi toujours le visage de ce prĂÂȘtre? Quels cercles dĂ©crit donc autour de moi ce vautour Ă tĂÂȘte chauve, pour que je le trouve sans cesse derriĂšre moi quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort serait proche? Entre un page qui lui parle Ă l'oreille. C'est bon, j'y vais. Ah! ce mĂ©tier de servante, tu n'y es pas fait, pauvre coeur orgueilleux. Elle sort. SCENE VI Le boudoir de la marquise. LA MARQUISE, LE DUC. LA MARQUISE C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi. LE DUC Des mots, des mots, et rien de plus. LA MARQUISE Vous autres hommes, cela est si peu pour vous! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chastetĂ© de l'honneur, quelquefois ses enfants mĂÂȘme; ne vivre que pour un seul ĂÂȘtre au monde; se donner, enfin, se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en vaut pas la peine! Ă quoi bon Ă©couter une femme? une femme qui parle d'autre chose que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas! LE DUC Vous rĂÂȘvez tout Ă©veillĂ©e. LA MARQUISE Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rĂÂȘve; hĂ©las! les rois seuls n'en font jamais toutes les chimĂšres de leurs caprices se transforment en rĂ©alitĂ©s, et leurs cauchemars eux-mĂÂȘmes se changent en marbre. Alexandre! Alexandre! quel mot que celui-lĂ Je peux si je veux! Ah! Dieu lui-mĂÂȘme n'en sait pas plus; devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une priĂšre craintive, et le pĂÂąle troupeau des hommes retient son haleine pour Ă©couter. LE DUC N'en parlons plus, ma chĂšre, cela est fatigant. LA MARQUISE Etre un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de son bras cent mille mains! Etre le rayon de soleil qui sĂšche les larmes des hommes! Etre le bonheur et le malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne! Comme il tremblerait ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi, mon aiglon! CĂ©sar est si loin! la garnison t'est si dĂ©vouĂ©e! Et, d'ailleurs, on Ă©gorge une armĂ©e, mais l'on n'Ă©gorge pas un peuple. Le jour oĂÂč tu auras pour toi la nation tout entiĂšre, oĂÂč tu seras la tĂÂȘte d'un corps libre oĂÂč tu diras "Comme le doge de Venise Ă©pouse l'Adriatique," ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle Florence, "et ses enfants sont mes enfants..." Ah! sais-tu ce que c'est qu'un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que c'est que d'ĂÂȘtre montrĂ© par un pĂšre Ă son enfant? LE DUC Je me soucie de l'impĂÂŽt; pourvu qu'on le paye, que m'importe? LA MARQUISE Mais enfin, on t'assassinera. - Les pavĂ©s sortiront de terre et t'Ă©craseront. Ah! la PostĂ©ritĂ©! N'as-tu jamais vu ce spectre-lĂ au chevet de ton lit? Ne t'es-tu jamais demandĂ© ce que penseront de toi ceux qui sont dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est encore temps! Tu n'as qu'un mot Ă dire. Te souviens-tu du PĂšre de la Patrie? Va, cela est facile d'ĂÂȘtre un grand roi, quand on est roi. DĂ©clare Florence indĂ©pendante, rĂ©clame l'exĂ©cution du traitĂ© avec l'empire, tire ton Ă©pĂ©e, et montre-la; ils te diront de la remettre au fourreau, que ses Ă©clairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune! Rien n'est dĂ©cidĂ© sur ton compte. - Il y a dans le coeur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d'oubli pour leurs fautes passĂ©es. On t'a mal conseillĂ©, on t'a trompĂ©. Mais il est encore temps, tu n'as qu'Ă dire; tant que tu es vivant, la page n'est pas tournĂ©e dans le livre de Dieu. LE DUC Assez, ma chĂšre, assez. LA MARQUISE Ah! quand elle le sera! quand un misĂ©rable jardinier, payĂ© Ă la journĂ©e, viendra arroser Ă contrecoeur quelques chĂ©tives marguerites autour du tombeau d'Alexandre; quand les pauvres respireront gaiement l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre mĂ©tĂ©ore de ta puissance; - quand ils parleront de toi en secouant la tĂÂȘte; - quand ils compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents, - es-tu sĂ»r de dormir tranquille dans ton dernier sommeil? - Toi qui ne vas pas Ă la messe, et qui ne tiens qu'Ă l'impĂÂŽt, es-tu sĂ»r que l'EternitĂ© soit sourde, et qu'il n'y ait pas un Ă©cho de la vie dans le sĂ©jour hideux des trĂ©passĂ©s? Sais-tu oĂÂč vont les larmes des peuples, quand le vent les emporte? LE DUC Tu as une jolie jambe. LA MARQUISE Ecoute-moi. Tu es Ă©tourdi, je le sais, mais tu n'es pas mĂ©chant; non, sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'ĂÂȘtre. Voyons, fais-toi violence; rĂ©flĂ©chis un instant, un seul instant, Ă ce que je te dis. N'y a-t-il rien dans tout cela? Suis-je dĂ©cidĂ©ment folle? LE DUC Tout cela me passe bien par la tĂÂȘte, mais qu'est-ce que je fais donc de si mal? Je vaux bien mes voisins, je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours; - et tu sais que je les dĂ©teste. Tu veux que je me rĂ©volte contre CĂ©sar; CĂ©sar est mon beau-pĂšre, ma chĂšre amie. Tu te figures que les Florentins ne m'aiment pas, je suis sĂ»r qu'ils m'aiment, moi. Eh! parbleu, quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j'aie peur? LA MARQUISE Tu n'as pas peur de ton peuple, - mais tu as peur de l'empereur. Tu as tuĂ© ou dĂ©shonorĂ© des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit. LE DUC Paix! point de ceci. LA MARQUISE Ah! je m'emporte, je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave? Tu es brave comme tu es beau. Ce que tu as fait de mal, c'est ta jeunesse, c'est ta tĂÂȘte, - que sais-je moi? c'est le sang qui coule violemment dans ces veines brĂ»lantes, c'est ce soleil Ă©touffant qui nous pĂšse. - Je t'en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infĂÂąme. Je suis une femme, c'est vrai, et si la beautĂ© est tout pour les femmes, bien d'autres valent mieux que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi, - dis-moi donc, toi! voyons! n'as-tu donc rien, rien lĂ ? Elle lui frappe le coeur. LE DUC Quel dĂ©mon! Assieds-toi donc lĂ , ma petite. LA MARQUISE Eh bien! oui, je veux bien l'avouer, oui, j'ai de l'ambition, non pas pour moi; - mais pour toi! toi, et ma chĂšre Florence! O Dieu, tu m'es tĂ©moin de ce que je souffre! LE DUC Tu souffres? qu'est-ce que tu as? LA MARQUISE Non, je ne souffre pas. Ecoute! Ă©coute! Je vois que tu t'ennuies auprĂšs de moi. Tu comptes les moments, tu dĂ©tournes la tĂÂȘte; ne t'en va pas encore c'est peut-ĂÂȘtre la derniĂšre fois que je te vois. Ecoute! je te dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et qu'il n'y a pas une chaumiĂšre oĂÂč ton portrait ne soit collĂ© sur les murailles, avec un coup de couteau dans le coeur. Que je sois folle, que tu me haĂÂŻsses demain, que m'importe? tu sauras cela. LE DUC Malheur Ă toi, si tu joues avec ma colĂšre! LA MARQUISE Oui, malheur Ă moi! malheur Ă moi! LE DUC Une autre fois, - demain matin, si tu veux-nous pourrons nous revoir, et parler de cela. Ne te fĂÂąche pas, si je te quitte Ă prĂ©sent; il faut que j'aille Ă la chasse. LA MARQUISE Oui, malheur Ă moi! malheur Ă moi! LE DUC Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi diable aussi te mĂÂȘles-tu de politique? Allons, allons, ton petit rĂÂŽle de femme, et de vraie femme, te va si bien. Tu es trop dĂ©vote; cela se formera. Aide-moi donc Ă remettre mon habit; je suis tout dĂ©braillĂ©. LA MARQUISE Adieu, Alexandre. Le duc l'embrasse. - Entre le cardinal. LE CARDINAL Ah! - Pardon, Altesse, je croyais ma soeur toute seule. Je suis un maladroit; c'est Ă moi d'en porter la peine. Je vous supplie de m'excuser. LE DUC Comment l'entendez-vous? Allons donc, Malaspina voilĂ qui sent le prĂÂȘtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-lĂ ? Venez donc, venez donc; que diable est-ce que cela vous fait? Ils sortent ensemble. LA MARQUISE, seule, tenant le portrait de son mari. OĂÂč es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passĂ©. Tu te promĂšnes sur la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes gĂ©nisses grasses; tes garçons de ferme dĂnent Ă l'ombre. La pelouse soulĂšve son manteau blanchĂÂątre aux rayons du soleil; les arbres, entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tĂÂȘte blanche de leur vieux maĂtre, tandis que l'Ă©cho de nos longues arcades rĂ©pĂšte avec respect le bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai perdu le trĂ©sor de ton honneur, j'ai vouĂ© au ridicule et au doute les derniĂšres annĂ©es de ta noble vie. Tu ne presseras plus sur ta cuirasse un coeur digne du tien; ce sera une main tremblante qui t'apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse. SCENE VII Chez les Strozzi. LES QUARANTE STROZZI, Ă souper. PHILIPPE Mes enfants, mettons-nous Ă table. LES CONVIVES Pourquoi reste-t-il deux siĂšges vides? PHILIPPE Pierre et Thomas sont en prison. LES CONVIVES Pourquoi? PHILIPPE Parce que Salviati a insultĂ© ma fille, que voilĂ , Ă la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frĂšre LĂ©on. Pierre et Thomas ont tuĂ© Salviati, et Alexandre de MĂ©dicis les a fait arrĂÂȘter pour venger la mort de son ruffian. LES CONVIVES Meurent les MĂ©dicis! PHILIPPE J'ai rassemblĂ© ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons, et sortons ensuite l'Ă©pĂ©e Ă la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du coeur. LES CONVIVES C'est dit; nous voulons bien. PHILIPPE Il est temps que cela finisse, voyez-vous! On nous tuerait nos enfants et on dĂ©shonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne Ă ces bĂÂątards ce que c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit n'ont pas le droit de condamner mes enfants et moi, je n'y survivrais pas. LES CONVIVES N'aie pas peur, Philippe, nous sommes-lĂ . PHILIPPE Je suis le chef de la famille, comment souffrirais-je qu'on m'insultĂÂąt? Nous sommes tout autant que les MĂ©dicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-lĂ pourraient-ils faire Ă©gorger nos enfants plutĂÂŽt que nous les leurs? Qu'on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilĂ la garnison allemande en dĂ©route. Que reste-t-il Ă ces MĂ©dicis? LĂ est leur force; hors de lĂ , ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes? Est-ce Ă dire qu'on abattra d'un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est Ă nous de tenir ferme. Notre premier cri d'alarme, comme le coup de sifflet de l'oiseleur, va rabattre sur Florence une armĂ©e tout entiĂšre d'aigles chassĂ©s du nid. Ils ne sont pas loin; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixĂ©s sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir de la peste; ils accourront Ă ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colĂšre cĂ©leste. Ce soir, allons d'abord dĂ©livrer nos fils; demain, nous irons tous ensemble, l'Ă©pĂ©e nue, Ă la porte de toutes les grandes familles. Il y a Ă Florence quatre-vingts palais, et de chacun d'eux sortira une troupe pareille Ă la nĂÂŽtre, quand la LibertĂ© y frappera. LES CONVIVES Vive la libertĂ©! PHILIPPE Je prends Dieu Ă tĂ©moin que c'est la violence qui me force Ă tirer l'Ă©pĂ©e, que je suis restĂ© durant soixante ans bon et paisible citoyen, que je n'ai jamais fait de mal Ă qui que ce soit au monde, et que la moitiĂ© de ma fortune a Ă©tĂ© employĂ©e Ă secourir les malheureux. LES CONVIVES C'est vrai. PHILIPPE C'est une juste vengeance qui me pousse Ă la rĂ©volte, et je me fais rebelle parce que Dieu m'a fait pĂšre. Je ne suis poussĂ© par aucun motif d'ambition, ni d'intĂ©rĂÂȘt, ni d'orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrĂ©e. Emplissez vos coupes et levez-vous! Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte, et partager devant Dieu. Je bois Ă la mort des MĂ©dicis! LES CONVIVES se lĂšvent et boivent. A la mort des MĂ©dicis! LOUISE posant son verre. Ah! je vais mourir. PHILIPPE Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimĂ©e? qu'as-tu, mon Dieu! que t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu, comme tu pĂÂąlis! Parle, qu'as-tu? parle Ă ton pĂšre. Au secours! Au secours! Un mĂ©decin! Vite, vite, il n'est plus temps. LOUISE Je vais mourir, je vais mourir. Elle meurt. PHILIPPE Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un mĂ©decin! ma fille est empoisonnĂ©e! Il tombe Ă genoux prĂšs de Louise. UN CONVIVE. Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiĂšde, si c'est du poison, il faut de l'eau tiĂšde. Les domestiques accourent. UN AUTRE CONVIVE Frappez-lui dans les mains, ouvrez les fenĂÂȘtres, et frappez-lui dans les mains. UN AUTRE Ce n'est peut-ĂÂȘtre qu'un Ă©tourdissement; elle aura bu avec trop de prĂ©cipitation. UN AUTRE Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne peut pas ĂÂȘtre morte ainsi tout d'un coup. PHILIPPE Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimĂ©e? LE PREMIER CONVIVE VoilĂ le mĂ©decin qui accourt. Un mĂ©decin entre. LE SECOND CONVIVE DĂ©pĂÂȘchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du poison. PHILIPPE C'est un Ă©tourdissement, n'est-ce pas? LE MEDECIN Pauvre jeune fille! elle est morte. Un profond silence rĂšgne dans la salle; Philippe est toujours Ă genoux auprĂšs de Louise et lui tient les mains. UN DES CONVIVES C'est du poison des MĂ©dicis. Ne laissons pas Philippe dans l'Ă©tat oĂÂč il est. Cette immobilitĂ© est effrayante. UN AUTRE Je suis sĂ»r de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu Ă la femme de Salviati. UN AUTRE C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrĂÂȘtons-le. Ils sortent. LE PREMIER CONVIVE Philippe ne veut pas rĂ©pondre Ă ce qu'on lui dit; il est frappĂ© de la foudre. UN AUTRE C'est horrible! C'est un meurtre inouĂÂŻ! UN AUTRE Cela crie vengeance au ciel! Sortons, et allons Ă©gorger Alexandre. UN AUTRE Oui, sortons, mort Ă Alexandre! C'est lui qui a tout ordonnĂ©. InsensĂ©s que nous sommes! ce n'est pas d'hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard. UN AUTRE Salviati n'en voulait pas Ă cette pauvre Louise pour son propre compte; c'est pour le duc qu'il travaillait. Allons, partons quand on devrait nous tuer jusqu'au dernier. PHILIPPE se lĂšve. Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce pas? Il met son manteau. Dans mon jardin, derriĂšre les figuiers. Adieu, mes bons amis; adieu, portez-vous bien. UN CONVIVE OĂÂč vas-tu, Philippe? PHILIPPE J'en ai assez, voyez-vous; j'en ai autant que j'en puis porter. J'ai mes deux fils en prison, et voilĂ ma fille morte. J'en ai assez, je m'en vais d'ici. UN CONVIVE Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance? PHILIPPE Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l'enterrez pas, c'est Ă moi de l'enterrer. Je le ferai Ă ma façon, chez de pauvres moines que je connais, et qui viendront la chercher demain. A quoi sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous, portez-vous bien. UN CONVIVE Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison. UN AUTRE Quelle horreur! je me sens prĂÂȘt Ă m'Ă©vanouir dans cette salle. Il sort. PHILIPPE Ne me faites pas violence, ne m'enfermez pas dans une chambre oĂÂč est le cadavre de ma fille; laissez-moi m'en aller. UN CONVIVE Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre LucrĂšce! Nous ferons boire Ă Alexandre le reste de son verre. UN AUTRE La nouvelle LucrĂšce! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la libertĂ©! Rentre chez toi, Philippe, pense Ă ton pays, ne rĂ©tracte pas tes paroles. PHILIPPE LibertĂ©, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau. J'ai deux fils en prison, et voilĂ ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi; l'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles'. Quand ma porte et mes fenĂÂȘtres seront fermĂ©es, on ne pensera plus aux Strozzi; si elles restent ouvertes, je m'en vais vous voir tomber tous les uns aprĂšs les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles; si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais de ce pas Ă Venise. UN CONVIVE Il fait un orage Ă©pouvantable; reste ici cette nuit. PHILIPPE N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines viendront demain, et ils l'emporteront. Dieu de justice! Dieu de justice! que t'ai-je fait? Il sort en courant. Notes de l'auteur Note 5. Voyez la conspiration des Pazzi. ACTE IV SCENE PREMIERE Au palais du duc. Entrent LE DUC et LORENZO. LE DUC J'aurais voulu ĂÂȘtre lĂ , il devait y avoir plus d'une face en colĂšre. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise. LORENZO Ni moi non plus, Ă moins que ce ne soit vous. LE DUC Philippe doit ĂÂȘtre furieux! On dit qu'il est parti pour Venise. Dieu merci, me voilĂ dĂ©livrĂ© de ce vieillard insupportable. Quant Ă la chĂšre famille, elle aura la bontĂ© de se tenir tranquille. Sais-tu qu'ils ont failli faire une petite rĂ©volution dans leur quartier? On m'a tuĂ© deux Allemands. LORENZO Ce qui me fĂÂąche le plus, c'est que cet honnĂÂȘte Salviati a une jambe coupĂ©e. Avez-vous retrouvĂ© votre cotte de mailles? LE DUC Non, en vĂ©ritĂ©; j'en suis plus mĂ©content que je ne puis le dire. LORENZO MĂ©fiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volĂ©e. Que portez-vous Ă la place? LE DUC Rien. Je ne puis en supporter une autre; il n'y en a pas d'aussi lĂ©gĂšre que celle-lĂ . LORENZO Cela est fĂÂącheux pour vous. LE DUC Tu ne me parles pas de ta tante. LORENZO C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont perdu le repos depuis que l'astre de votre amour s'est levĂ© dans son pauvre coeur. De grĂÂące, seigneur, ayez quelque pitiĂ© pour elle; dites quand vous voulez la recevoir, et Ă quelle heure il lui sera loisible de vous sacrifier le peu de vertu qu'elle a. LE DUC Parles-tu sĂ©rieusement? LORENZO Aussi sĂ©rieusement que la Mort elle-mĂÂȘme. Je voudrais voir qu'une tante Ă moi ne couchĂÂąt pas avec vous. LE DUC OĂÂč pourrais-je la voir? LORENZO Dans ma chambre, seigneur. Je ferai mettre des rideaux blancs Ă mon lit et un pot de rĂ©sĂ©da sur ma table; aprĂšs quoi je coucherai par Ă©crit sur votre calepin que ma tante sera en chemise Ă minuit prĂ©cis, afin que vous ne l'oubliiez pas aprĂšs souper. LE DUC Je n'ai garde. Peste! Catherine est un morceau de roi. Eh! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sĂ»r qu'elle viendra? Comment t'y es-tu pris? LORENZO Je vous dirai cela. LE DUC Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter; adieu et Ă ce soir. Viens me prendre aprĂšs souper; nous irons ensemble Ă ta maison. Quant Ă la Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a fallu l'avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon. Il sort. LORENZO, seul. Ainsi c'est convenu. Ce soir je l'emmĂšne chez moi, et demain les rĂ©publicains verront ce qu'ils ont Ă faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que j'avertisse Scoronconcolo. DĂ©pĂÂȘche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain. Il sort. SCENE II Une rue. PIERRE et THOMAS STROZZI, sortant de prison. PIERRE J'Ă©tais bien sĂ»r que les Huit me renverraient absous, et toi aussi. Viens, frappons Ă notre porte, et allons embrasser notre pĂšre. Cela est singulier, les volets sont fermĂ©s! LE PORTIER, ouvrant. HĂ©las! seigneur, vous savez les nouvelles. PIERRE Quelles nouvelles? tu as l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau, Ă la porte de ce palais dĂ©sert. LE PORTIER Est-il possible que vous ne sachiez rien? Deux moines arrivent. THOMAS Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison. Parle, qu'est-il arrivĂ©? LE PORTIER HĂ©las! mes pauvres seigneurs! cela est horrible Ă dire. LES MOINES, s'approchant. Est-ce ici le palais des Strozzi? LE PORTIER Oui; que demandez-vous? LES MOINES Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. VoilĂ l'autorisation de Philippe, afin que vous nous laissiez l'emporter. PIERRE Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous? LES MOINES Eloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la ressemblance de Philippe; il n'y a rien de bon Ă apprendre ici pour vous. THOMAS Comment! elle est morte? morte? ĂÂŽ Dieu du ciel! Il s'assoit Ă l'Ă©cart. PIERRE Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tuĂ© ma soeur? car on ne meurt pas Ă son ĂÂąge dans l'espace d'une nuit, sans une cause extraordinaire. Qui l'a tuĂ©e, que je le tue? RĂ©pondez-moi, ou vous ĂÂȘtes mort vous-mĂÂȘme! LE PORTIER HĂ©las! hĂ©las! qui peut le dire? Personne n'en sait rien. PIERRE OĂÂč est mon pĂšre? Viens, Thomas, point de larmes. Par le ciel! mon coeur se serre comme s'il allait s'ossifier dans mes entrailles, et rester un rocher pour l'Ă©ternitĂ©. LES MOINES Si vous ĂÂȘtes le fils de Philippe, venez avec nous. Nous vous conduirons Ă lui; il est depuis hier Ă notre couvent. PIERRE Et je ne saurai pas qui a tuĂ© ma soeur? Ecoutez-moi, prĂÂȘtres; si vous ĂÂȘtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout ce qu'il y a d'instruments de supplice sous le ciel, par les tortures de l'enfer... Non, je ne veux pas dire un mot. DĂ©pĂÂȘchons-nous, que je voie mon pĂšre. O Dieu! ĂÂŽ Dieu! faites que ce que je soupçonne soit la vĂ©ritĂ©, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez, avant que je perde la force. Ne me dites pas un mot, il s'agit lĂ d'une vengeance, voyez-vous, telle que la colĂšre cĂ©leste n'en a pas rĂÂȘvĂ©. Ils sortent. SCENE III Une rue. LORENZO, SCORONCONCOLO. LORENZO Rentre chez toi, et ne manque pas de venir Ă minuit; tu t'enfermeras dans mon cabinet jusqu'Ă ce qu'on vienne t'avertir. SCORONCONCOLO Oui, monseigneur. Il sort. LORENZO, seul. De quel tigre a rĂÂȘvĂ© ma mĂšre enceinte de moi? Quand je pense que j'ai aimĂ© les fleurs, les prairies et les sonnets de PĂ©trarque, le spectre de ma jeunesse se lĂšve devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce seul mot "A ce soir" fait-il pĂ©nĂ©trer jusque dans mes os cette joie brĂ»lante comme un fer rouge? De quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme? Quand je pose ma main lĂ , sur mon coeur, et que je rĂ©flĂ©chis, - qui donc m'entendra dire demain "Je l'ai tuĂ©", sans me rĂ©pondre "Pourquoi l'as-tu tuĂ©?" Cela est Ă©trange. Il a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du bien, du moins Ă sa maniĂšre. Si j'Ă©tais restĂ© tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m'y chercher, et moi je suis venu le chercher Ă Florence. Pourquoi cela? Le spectre de mon pĂšre me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Egisthe? M'avait-il offensĂ© alors? Cela est Ă©trange, et cependant pour cette action j'ai tout quittĂ©. La seule pensĂ©e de ce meurtre a fait tomber en poussiĂšre les rĂÂȘves de ma vie; je n'ai plus Ă©tĂ© qu'une ruine, dĂšs que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posĂ© sur ma route et m'a appelĂ© Ă lui. Que veut dire cela? Tout Ă l'heure, en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comĂšte. Sont-ce bien les battements d'un coeur humain que je sens lĂ , sous les os de ma poitrine? Ah! pourquoi cette idĂ©e me vient-elle si souvent depuis quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuĂ©e au- dessus de ma tĂÂȘte? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon Ă©pĂ©e du fourreau, j'ai peur de tirer l'Ă©pĂ©e flamboyante de l'archange, et de tomber en cendres sur ma proie. Il sort. SCENE IV Chez le marquis Cibo. Entrent LE CARDINAL et LA MARQUISE. LA MARQUISE Comme vous voudrez, Malaspina. LE CARDINAL Oui, comme je voudrai. Pensez-y Ă deux fois, marquise, avant de vous jouer Ă moi. Etes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu'on ait une chaĂne d'or au cou et un mandat Ă la main, pour que vous compreniez qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie Ă tue-tĂÂȘte en ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance? Apprenez-le ce ne sont pas les titres qui font l'homme; je ne suis ni envoyĂ© du pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que cela. LA MARQUISE Oui, je le sais. CĂ©sar a vendu son ombre au diable; cette ombre impĂ©riale se promĂšne, affublĂ©e d'une robe rouge, sous le nom de Cibo. LE CARDINAL Vous ĂÂȘtes la maĂtresse d'Alexandre, songez Ă cela; et votre secret est entre mes mains. LA MARQUISE Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage qu'un confesseur sait faire de sa conscience. LE CARDINAL Vous vous trompez; ce n'est pas par votre confession que je l'ai appris. Je l'ai vu de mes propres yeux, je vous ai vue embrasser le duc. Vous me l'auriez avouĂ© au confessionnal que je pourrais encore en parler sans pĂ©chĂ©, puisque je l'ai vu hors du confessionnal. LA MARQUISE Eh bien, aprĂšs? LE CARDINAL Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, et en soupirant comme un Ă©colier quand la cloche sonne? Vous l'aviez rassasiĂ© de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mĂÂȘle Ă tous les mets de votre table. Quels livres avez-vous lus, et quelle sotte duĂšgne Ă©tait donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas que la maĂtresse d'un roi parle ordinairement d'autre chose que de patriotisme? LA MARQUISE J'avoue que l'on ne m'a jamais appris nettement de quoi devait parler la maĂtresse d'un roi; j'ai nĂ©gligĂ© de m'instruire sur ce point, comme aussi, peut-ĂÂȘtre, de manger du riz pour m'engraisser Ă la mode turque. LE CARDINAL Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de trois jours. LA MARQUISE Qu'un prĂÂȘtre eĂ»t appris cette science Ă une femme, cela eĂ»t Ă©tĂ© fort simple. Que ne m'avez-vous conseillĂ©e? LE CARDINAL Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre manteau, et allez-vous glisser dans l'alcĂÂŽve du duc. S'il s'attend Ă des phrases en vous voyant, prouvez-lui que vous savez n'en pas faire Ă toutes les heures; soyez pareille Ă une somnambule, et faites en sorte que, s'il s'endort sur ce coeur rĂ©publicain, ce ne soit pas d'ennui. Etes-vous vierge? n'y a-t-il plus de vin de Chypre? n'avez-vous pas au fond de la mĂ©moire quelque joyeuse chanson? n'avez-vous pas lu l'ArĂ©tin? LA MARQUISE O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme ceux-lĂ Ă de hideuses vieilles qui grelottent sur le MarchĂ©-Neuf. Si vous n'ĂÂȘtes pas un prĂÂȘtre, ĂÂȘtes-vous un homme? ĂÂȘtes-vous sĂ»r que le ciel est vide, pour faire ainsi rougir votre pourpre elle-mĂÂȘme? LE CARDINAL Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme dĂ©pravĂ©e. Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frĂšre est votre mari. LA MARQUISE Quel intĂ©rĂÂȘt vous avez Ă me torturer ainsi, voilĂ ce que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me faites horreur que voulez-vous de moi? LE CARDINAL Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir, mais qu'elle peut faire prospĂ©rer en en sachant les Ă©lĂ©ments. LA MARQUISE Quel fil mystĂ©rieux de vos sombres pensĂ©es voudriez-vous me faire tenir? Si vos dĂ©sirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez; montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l'Ă©pĂ©e sur ma tĂÂȘte. LE CARDINAL Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison que je ne suis pas sĂ»r de vous. Qu'il vous suffise de savoir que, si vous eussiez Ă©tĂ© une autre femme, vous seriez une reine Ă l'heure qu'il est. Puisque vous m'appelez l'ombre de CĂ©sar, vous auriez vu qu'elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous oĂÂč peut conduire un sourire fĂ©minin? Savez-vous oĂÂč vont les fortunes dont les racines poussent dans les alcĂÂŽves? Alexandre est fils du pape, apprenez-le; et quand le pape Ă©tait Ă Bologne... Mais je me laisse entraĂner trop loin. LA MARQUISE Prenez garde de vous confesser Ă votre tour. Si vous ĂÂȘtes le frĂšre de mon mari, je suis la maĂtresse d'Alexandre. LE CARDINAL Vous l'avez Ă©tĂ©, marquise, et bien d'autres aussi. LA MARQUISE Je l'ai Ă©tĂ©; oui, Dieu merci, je l'ai Ă©tĂ©! LE CARDINAL J'Ă©tais sĂ»r que vous commenceriez par vos rĂÂȘves; il faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux miens. Ecoutez-moi, nous nous querellons assez mal Ă propos; mais, en vĂ©ritĂ©, vous prenez tout au sĂ©rieux. RĂ©conciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai blessĂ©e tout Ă l'heure en vous disant comment, je n'ai que faire de le rĂ©pĂ©ter. Laissez-vous conduire; dans un an, dans deux ans, vous me remercierez. J'ai travaillĂ© longtemps pour ĂÂȘtre ce que je suis, et je sais oĂÂč l'on peut aller. Si j'Ă©tais sĂ»r de vous, je vous dirais des choses que Dieu lui-mĂÂȘme ne saura jamais. LA MARQUISE N'espĂ©rez rien, et soyez assurĂ© de mon mĂ©pris. Elle veut sortir. LE CARDINAL Un instant! Pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit d'un cheval? Mon frĂšre ne doit-il pas venir aujourd'hui ou demain? Me connaissez-vous pour un homme qui a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous ĂÂȘtes perdue. LA MARQUISE Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient bons, je le conçois; mais parlerez-vous plus clairement? Voyons, Malaspina, je ne veux pas dĂ©sespĂ©rer tout Ă fait de ma perversion. Si vous pouvez me convaincre, faites-le, parlez-moi franchement. Quel est votre but? LE CARDINAL Vous ne dĂ©sespĂ©rez pas de vous laisser convaincre, n'est-il pas vrai? Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu'il suffise de me frotter les lĂšvres de miel pour me les desserrer? Agissez d'abord, je parlerai aprĂšs. Le jour oĂÂč, comme femme, vous aurez pris l'empire nĂ©cessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre duc de Florence, mais sur le coeur d'Alexandre, votre amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce que j'attends. LA MARQUISE Ainsi donc, quand j'aurai lu l'ArĂ©tin pour me donner une premiĂšre expĂ©rience, j'aurai Ă lire, pour en acquĂ©rir une seconde, le livre secret de vos pensĂ©es? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous n'osez pas me dire? Vous servez le pape, jusqu'Ă ce que l'empereur trouve que vous ĂÂȘtes meilleur valet que le pape lui-mĂÂȘme. Vous espĂ©rez qu'un jour CĂ©sar vous devra bien rĂ©ellement, bien complĂštement, l'esclavage de l'Italie, et ce jour-lĂ , - oh! ce jour-lĂ , n'est-il pas vrai, celui qui est le roi de la moitiĂ© du monde pourrait bien vous donner en rĂ©compense le chĂ©tif hĂ©ritage des cieux. Pour gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout Ă l'heure, si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire deux ou trois coups d'Etat Ă Alexandre, on aura bientĂÂŽt ajoutĂ© que Ricciarda Cibo mĂšne le duc, mais qu'elle est menĂ©e par son beau-frĂšre; et, comme vous dites, qui sait jusqu'oĂÂč les larmes des peuples devenues un ocĂ©an, pourraient lancer votre barque? Est-ce Ă peu prĂšs cela? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vĂÂŽtre, sans doute, mais je crois que c'est Ă peu prĂšs cela. LE CARDINAL Allez ce soir chez le duc, ou vous ĂÂȘtes perdue. LA MARQUISE Perdue! et comment? LE CARDINAL Ton mari saura tout! LA MARQUISE Faites-le, faites-le, je me tuerai. LE CARDINAL Menace de femme! Ecoutez-moi. Que vous m'ayez compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc. LA MARQUISE LE CARDINAL VoilĂ votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu'il y a de sacrĂ© au monde, je lui raconte tout, si vous dites "non" encore une fois. LA MARQUISE Non, non, non! Entre le marquis. Laurent, pendant que vous Ă©tiez Ă Massa, je me suis livrĂ©e Ă Alexandre, je me suis livrĂ©e, sachant qui il Ă©tait, et quel rĂÂŽle misĂ©rable j'allais jouer. Mais voilĂ un prĂÂȘtre qui veut m'en faire jouer un plus vil encore; il me propose des horreurs pour m'assurer le titre de maĂtresse du duc, et le tourner Ă son profit. Elle se jette Ă genoux. LE MARQUIS Etes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina? - Eh bien! vous voilĂ comme une statue. Ceci est-il une comĂ©die, cardinal? Eh bien donc! que faut-il que j'en pense? LE CARDINAL Ah! corps du Christ! Il sort. LE MARQUIS Elle est Ă©vanouie. HolĂ qu'on apporte du vinaigre! SCENE V La chambre de Lorenzo. LORENZO, DEUX DOMESTIQUES. LORENZO Quand vous aurez placĂ© ces fleurs sur la table, et celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de maniĂšre Ă ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et que les charbons Ă©chauffent sans Ă©clairer. Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher. Entre Catherine. CATHERINE Notre mĂšre est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo? LORENZO Ma mĂšre est malade? CATHERINE HĂ©las! je ne puis te cacher la vĂ©ritĂ©. J'ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dĂ» me parler d'amour pour lui cette lecture a fait bien du mal Ă Marie. LORENZO Cependant je ne t'avais pas parlĂ© de cela. N'as-tu pas pu lui dire que je n'Ă©tais pour rien lĂ -dedans? CATHERINE Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui si belle et en si bon Ă©tat? Je ne croyais pas que l'esprit d'ordre fĂ»t ton majordome. LORENZO Le duc t'a donc Ă©crit? Cela est singulier que je ne l'aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre? CATHERINE Ce que je pense? LORENZO Oui, de la dĂ©claration d'Alexandre. Qu'en pense ce petit coeur innocent? CATHERINE Que veux-tu que j'en pense? LORENZO N'as-tu pas Ă©tĂ© flattĂ©e? un amour qui fait l'envie de tant de femmes! un titre si beau Ă conquĂ©rir, la maĂtresse de... Va-t'en, Catherine, va dire Ă ma mĂšre que je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi! Catherine sort. Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le Vice comme la robe de DĂ©janire, s'est-il si profondĂ©ment incorporĂ© Ă mes fibres, que je ne puisse plus rĂ©pondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes lĂšvres se fasse ruffian malgrĂ© moi? J'allais corrompre Catherine; je crois que je corromprais ma mĂšre, si mon cerveau le prenait Ă tĂÂąche; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tĂÂȘte, et quelle force ont les flĂšches qui en partent! Si tous les hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurĂ©ment l'ĂÂȘtre inconnu qui m'a pĂ©tri a laissĂ© tomber un tison au lieu d'une Ă©tincelle, dans ce corps faible et chancelant. Je puis dĂ©libĂ©rer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes gens Ă la mode ne se font-ils pas une gloire d'ĂÂȘtre vicieux, et les enfants qui sortent du collĂšge ont-ils quelque chose de plus pressĂ© que de se pervertira? Quel bourbier doit donc ĂÂȘtre l'espĂšce humaine, qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lĂšvres affamĂ©es de dĂ©bauche, quand moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque pareil Ă leurs visages, et qui ai Ă©tĂ© aux mauvais lieux avec une rĂ©solution inĂ©branlable de rester pur sous mes vĂÂȘtements souillĂ©s, je ne puis ni me retrouver moi-mĂÂȘme, ni laver mes mains, mĂÂȘme avec du sang! Pauvre Catherine! tu mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant d'autres dans l'Ă©ternel abĂme, si je n'Ă©tais pas lĂ . O Alexandre! je ne suis pas dĂ©vot, mais je voudrais, en vĂ©ritĂ©, que tu fisses ta priĂšre avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine n'est-elle pas vertueuse, irrĂ©prochable? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux? Quand je pense que j'ai failli parler! Que de filles maudites par leurs pĂšres rĂÂŽdent au coin des bornes, ou regardent leur tĂÂȘte rasĂ©e dans le miroir cassĂ© d'une cellule, qui ont valu autant que Catherine, et qui ont Ă©coutĂ© un ruffian moins habile que moi! Eh bien! j'ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d'un juge quelconque, il y aura d'un cĂÂŽtĂ© une montagne de sanglots, mais il y aura peut-ĂÂȘtre de l'autre une goutte de lait pur tombĂ©e du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnĂÂȘtes enfants. Il sort. SCENE VI Une vallĂ©e, un couvent dans le fond. Entrent PHILIPPE STROZZI et deux moines. Des novices portent le cercueil de Louise ils le posent dans un tombeau. PHILIPPE Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l'embrasser. Lorsqu'elle Ă©tait couchĂ©e, c'est ainsi que je me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mĂ©lancoliques Ă©taient ainsi fermĂ©s Ă demi, mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le sourire sur les lĂšvres, et elle venait rendre Ă son vieux pĂšre son baiser de la veille. Sa figure cĂ©leste rendait dĂ©licieux un moment bien triste le rĂ©veil d'un homme fatiguĂ© de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa beautĂ©, et la clartĂ© du jour Ă©tait la bienvenue. On ferme le tombeau. PIERRE STROZZI, derriĂšre la scĂšne. Par ici, venez par ici. PHILIPPE Tu ne te lĂšveras plus de ta couche; tu ne poseras pas tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton pĂšre. O ma Louise! il n'y a que Dieu qui ait su qui tu Ă©tais, et moi, moi, moi! PIERRE, entrant. Ils sont cent Ă Sestino, qui arrivent du PiĂ©mont. Venez, Philippe, le temps des larmes est passĂ©. PHILIPPE Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes? PIERRE Les bannis se sont rassemblĂ©s Ă Sestino; il est temps de penser Ă la vengeance. Marchons franchement sur Florence avec notre petite armĂ©e. Si nous pouvons arriver Ă propos pendant la nuit, et surprendre les postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'Ă©lĂšverai Ă ma soeur un autre mausolĂ©e que celui-lĂ . PHILIPPE Non, pas moi; allez sans moi, mes amis. PIERRE Nous ne pouvons-nous passer de vous; sachez-le, les confĂ©dĂ©rĂ©s comptent sur votre nom. François Ier lui-mĂÂȘme attend de vous un mouvement en faveur de la libertĂ©. Il vous Ă©crit comme au chef des rĂ©publicains florentins; voilĂ sa lettre. PHILIPPE ouvre la lettre. Dis Ă celui qui t'a apportĂ© cette lettre qu'il rĂ©ponde ceci au roi de France "Le jour oĂÂč Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou". PIERRE Quelle est cette nouvelle sentence? PHILIPPE Celle qui me convient. PIERRE Ainsi vous perdez la cause des bannis, pour le plaisir de faire une phrase? Prenez garde, mon pĂšre, il ne s'agit pas lĂ d'un passage de Pline; rĂ©flĂ©chissez avant de dire non. PHILIPPE Il y a soixante ans que je sais ce que je devais rĂ©pondre Ă la lettre du roi de France. PIERRE Cela passe toute idĂ©e! vous me forceriez a vous dire de certaines choses... Venez avec nous, mon pĂšre, je vous en supplie. Lorsque j'allais chez les Pazzi, ne m'avez-vous pas dit EmmĂšne-moi? Cela Ă©tait-il diffĂ©rent alors? PHILIPPE TrĂšs diffĂ©rent. Un pĂšre offensĂ© qui sort de sa maison l'Ă©pĂ©e Ă la main, avec ses amis, pour aller rĂ©clamer justice, est trĂšs diffĂ©rent d'un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et au mĂ©pris des lois. PIERRE Il s'agissait bien de rĂ©clamer justice! il s'agissait d'assommer Alexandre. Qu'est-ce qu'il y a de changĂ© aujourd'hui? Vous n'aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d'une occasion comme celle-ci. PHILIPPE Une occasion, mon Dieu! Cela, une occasion! Il frappe le tombeau. PIERRE Laissez-vous flĂ©chir. PHILIPPE Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul, j'en ai assez dit. PIERRE Vieillard obstinĂ©! inexorable faiseur de sentences! vous serez cause de notre perte. PHILIPPE Tais-toi, insolent! sors d'ici! PIERRE Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez oĂÂč il vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh! mort de Dieu! il ne sera pas dit que tout soit perdu faute d'un traducteur de latin! PHILIPPE Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que ton jour est venu. SCENE VII Le bord de l'Arno, un quai. On voit une longue suite de palais. Entre LORENZO LORENZO VoilĂ le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps Ă perdre, et cependant tout ressemble ici Ă du temps perdu. Il frappe Ă une porte. HolĂ ! seigneur Alamanno! holĂ ! ALAMANNO, sur sa terrasse. Qui est lĂ ? que me voulez-vous? LORENZO Je viens vous avertir que le duc doit ĂÂȘtre tuĂ© cette nuit. Prenez vos mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la libertĂ©. ALAMANNO Par qui doit ĂÂȘtre tuĂ© Alexandre? LORENZO Par Lorenzo de MĂ©dicis. ALAMANNO C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec de bons vivants qui sont dans mon salon. LORENZO Je n'ai pas le temps; prĂ©parez-vous Ă agir demain. ALAMANNO Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup de vin dans la tĂÂȘte. Il rentre chez lui. LORENZO, seul. Peut-ĂÂȘtre que j'ai tort de leur dire que c'est moi qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me croire. Il frappe Ă une autre porte. HolĂ ! seigneur Pazzi! holĂ ! PAZZI, sur sa terrasse. Qui m'appelle? LORENZO Je viens vous dire que le duc sera tuĂ© cette nuit. TĂÂąchez d'agir demain pour la libertĂ© de Florence. PAZZI Qui doit tuer le duc? LORENZO Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire le nom de l'homme. PAZZI Tu es fou, drĂÂŽle, va-t'en au diable! Il rentre. LORENZO, seul. Il est clair que si je ne dis pas que c'est moi, on me croira encore bien moins. Il frappe Ă une porte. HolĂ ! seigneur Corsini! LE PROVEDITEUR, sur sa terrasse. Qu'est-ce donc? LORENZO Le duc Alexandre sera tuĂ© cette nuit. LE PROVEDITEUR Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m'as blessĂ© bien mal Ă propos un cheval, au bal des Nasi; que le diable te confonde! Il rentre. LORENZO Pauvre Florence! pauvre Florence! Il sort. SCENE VIII Une plaine. Entrent PIERRE STROZZI et DEUX BANNIS. PIERRE Mon pĂšre ne veut pas venir. Il m'a Ă©tĂ© impossible de lui faire entendre raison. PREMIER BANNI Je n'annoncerai pas cela Ă mes camarades. Il y a de quoi les mettre en dĂ©route. PIERRE Pourquoi? Montez Ă cheval ce soir, et allez bride abattue Ă Sestino; j'y serai demain matin. Dites que Philippe a refusĂ©; mais que Pierre ne refuse pas. PREMIER BANNI Les confĂ©dĂ©rĂ©s veulent le nom de Philippe; nous ne ferons rien sans cela. PIERRE Le nom de famille est le mĂÂȘme que le mien. Dites que Strozzi viendra, cela suffit. PREMIER BANNI On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne rĂ©ponds pas "Philippe", rien ne se fera. PIERRE ImbĂ©cile! Fais ce qu'on te dit, et ne rĂ©ponds que pour toi-mĂÂȘme. Comment sais-tu d'avance que rien ne se fera? PREMIER BANNI Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens. PIERRE Allons, monte Ă cheval, et va Ă Sestino. PREMIER BANNI Ma foi, monsieur, mon cheval est fatiguĂ©, j'ai fait douze lieues dans la nuit. Je n'ai pas envie de le seller Ă cette heure. PIERRE Tu n'es qu'un sot. A l'autre banni. Allez-y, vous; vous vous y prendrez mieux. LE DEUXIEME BANNI Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe; il est certain que son nom ferait bien pour la cause. PIERRE LĂÂąches! Manants sans coeur! Ce qui fait bien pour la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous? Le nom de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre. Quels pourceaux ĂÂȘtes-vous? LE DEUXIEME BANNI Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi grossier. Allons-nous-en, camarade. PIERRE Va au diable, canaille! et dis Ă tes confĂ©dĂ©rĂ©s que, s'ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut, lui! et qu'ils prennent garde qu'on ne me donne la main haute sur vous tous! LE DEUXIEME BANNI, Ă l'autre. Viens, camarade, allons souper, je suis, comme toi, excĂ©dĂ© de fatigue. Ils sortent. SCENE IX Une place; il est nuit. Entre LORENZO. LORENZO Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la lumiĂšre; - cela se fait tous les jours; - une nouvelle mariĂ©e, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine passe pour trĂšs vertueuse. - Pauvre fille! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mĂšre mourĂ»t de tout cela, voilĂ ce qui pourrait arriver. Ainsi donc, voilĂ qui est fait. Patience! une heure est une heure, et l'horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant? Mais non, pourquoi? Emporte le flambeau si tu veux; la premiĂšre fois qu'une femme se donne, cela est tout simple. - Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. - Oh! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille; et quel motif de croire Ă ce meurtre? Cela pourra les Ă©tonner, mĂÂȘme Philippe. Te voilĂ , toi, face livide? La lune paraĂt. Si les rĂ©publicains Ă©taient des hommes, quelle rĂ©volution demain dans la ville! Mais Pierre est un ambitieux; les Ruccellai seuls valent quelque chose. - Ah! les mots, les mots, les Ă©ternelles paroles! S'il y a quelqu'un lĂ - haut, il doit bien rire de nous tous; cela est trĂšs comique, trĂšs comique, vraiment. - O bavardage humain! ĂÂŽ grand tueur de corps morts! grand dĂ©fonceur de portes ouvertes! ĂÂŽ hommes sans bras! Non! non! je n'emporterai pas la lumiĂšre. - J'irai droit au coeur; il se verra tuer... Sang du Christ! on se mettra demain aux fenĂÂȘtres. Pourvu qu'il n'ait pas imaginĂ© quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention! Lutter avec Dieu et le diable, ce n'est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisĂ©s les uns sur les autres par la main sale d'un armurier! - Je passerai le second pour entrer; il posera son Ă©pĂ©e lĂ , - ou lĂ , - oui, sur le canapĂ©. - Quant Ă l'affaire du baudrier Ă rouler autour de la garde, cela est aisĂ©. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilĂ oĂÂč serait le vrai moyen. CouchĂ©, assis, ou debout? assis plutĂÂŽt. Je commencerai par sortir, Scoronconcolo est enfermĂ© dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons! Je ne voudrais pourtant pas qu'il tournĂÂąt le dos. J'irai Ă lui tout droit. Allons, la paix, la paix! l'heure va venir. - Il faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une bouteille. - Non; je ne veux pas boire. OĂÂč diable vais-je donc? les cabarets sont fermĂ©s. Est-elle bonne fille? - Oui, vraiment. - En chemise? Oh, non, non, je ne le pense pas. - Pauvre Catherine! Que ma mĂšre mourĂ»t de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire "Crime! Crime!" jusqu'Ă son dernier soupir. Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. Il s'assoit sur un banc. Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une seule fois je me suis assis prĂšs d'elle sous le marronnier, ces petites mains blanches, comme cela travaillait! Que de journĂ©es j'ai passĂ©es, moi, assis sous les arbres! Ah! quelle tranquillitĂ©! quel horizon Ă Cafaggiuolo! Jeannette Ă©tait jolie, la petite fille du concierge, en faisant sĂ©cher sa lessive. Comme elle chassait les chĂšvres qui venaient marcher sur son linge Ă©tendu sur le gazon! la chĂšvre blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues. Une horloge sonne. Ah! ah! il faut que j'aille lĂ -bas. - Bonsoir, mignon; eh! trinque donc avec Giorno. - Bon vin! Cela serait plaisant qu'il lui vĂnt Ă l'idĂ©e de me dire "Ta chambre est-elle retirĂ©e? entendra-t-on quelque chose du voisinage?" Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. Oui, cela serait drĂÂŽle qu'il lui vĂnt cette idĂ©e. Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle est donc cette lumiĂšre sous le portique de l'Ă©glise? on taille, on remue des pierres. Il paraĂt que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent! comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel courage ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prĂt tout d'un coup Ă la gorge. Eh bien, eh bien, quoi donc? j'ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m'y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plĂÂątras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon, eh, mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la! faites-vous beau, la mariĂ©e est belle. Mais, je vous le dis Ă l'oreille, prenez garde Ă son petit couteaux. Il sort en courant. SCENE X Chez le duc. LE DUC, Ă souper; GIOMO. Entre le CARDINAL CIBO. LE CARDINAL Altesse, prenez garde Ă Lorenzo. LE DUC Vous voilĂ , cardinal! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre. LE CARDINAL Prenez garde Ă Lorenzo, Duc. Il a Ă©tĂ© demander ce soir Ă l'Ă©vĂÂȘque de Marzi la permission d'avoir des chevaux de poste cette nuit. LE DUC Cela ne se peut pas. LE CARDINAL Je le tiens de l'Ă©vĂÂȘque lui-mĂÂȘme. LE DUC Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas. LE CARDINAL Me faire croire est peut-ĂÂȘtre impossible; je remplis mon devoir en vous avertissant. LE DUC Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant Ă cela? Il va peut-ĂÂȘtre Ă Cafaggiuolo. LE CARDINAL Ce qu'il y a d'effrayant, Monseigneur, c'est qu'en passant sur la place pour venir ici, je l'ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. Je l'ai appelĂ©, et, je suis forcĂ© d'en convenir, son regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mĂ»rit dans sa tĂÂȘte quelque projet pour cette nuit. LE DUC Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux? LE CARDINAL Faut-il tout dire, mĂÂȘme quand on parle d'un favori? Apprenez qu'il a dit ce soir Ă deux personnes de ma connaissance, publiquement, sur leur terrasse, qu'il vous tuerait cette nuit. LE DUC Buvez donc un verre de vin, Cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil? Entre sire Maurice. SIRE MAURICE Altesse, dĂ©fiez-vous de Lorenzo. Il a dit Ă trois de mes amis, ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit. LE DUC Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables? Je vous croyais plus homme que cela. SIRE MAURICE Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que je dis, je puis le prouver. LE DUC Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous ne trouverez pas mauvais que j'aille Ă mes affaires. Entre Lorenzo. Eh bien, mignon, est-il dĂ©jĂ temps? LORENZO Il est minuit tout Ă l'heure. LE DUC Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline. LORENZO DĂ©pĂÂȘchons-nous; votre belle est peut-ĂÂȘtre dĂ©jĂ au rendez-vous. LE DUC Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux d'amour? LORENZO Ceux d'amour, Altesse. LE DUC Soit, je veux ĂÂȘtre un vert-galant. Ils sortent. SIRE MAURICE Que dites-vous de cela, Cardinal? LE CARDINAL Que la volontĂ© de Dieu se fait malgrĂ© les hommes. Ils sortent. SCENE XI La chambre de Lorenzo. Entrent LE DUC et LORENZO. LE DUC Je suis transi, - il fait vraiment froid. Il ĂÂŽte son Ă©pĂ©e. Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc? LORENZO Je roule votre baudrier autour de votre Ă©pĂ©e, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main. Il entortille le baudrier de maniĂšre Ă empĂÂȘcher l'Ă©pĂ©e de sortir du fourreau. LE DUC Tu sais que je n'aime pas les bavardages, et il m'est revenu que la Catherine Ă©tait une belle parleuse. Pour Ă©viter les conversations, je vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste Ă l'Ă©vĂÂȘque de Marzi? LORENZO Pour aller voir mon frĂšre, qui est trĂšs malade, Ă ce qu'il m'Ă©crit. LE DUC Va donc chercher ta tante. LORENZO Dans un instant. Il sort. LE DUC, seul. Faire la cour Ă une femme qui vous rĂ©pond "oui" lorsqu'on lui demande "oui ou non", cela m'a toujours paru trĂšs sot, et tout Ă fait digne d'un Français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupĂ© comme trois moines, je serais incapable de dire seulement "Mon coeur, ou mes chĂšres entrailles," Ă l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir; ce sera peut-ĂÂȘtre cavalier, mais ce sera commode. Il se couche. - Lorenzo rentre l'Ă©pĂ©e Ă la main. LORENZO Dormez-vous, seigneur? Il le frappe. LE DUC C'est toi, Renzo? LORENZO Seigneur, n'en doutez pas. Il le frappe de nouveau. - Entre Scoronconcolo. SCORONCONCOLO Est-ce fait? LORENZO Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'Ă la mort cette bague sanglante, inestimable diamant. SCORONCONCOLO Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence! LORENZO, s'asseyant sur le bord de la fenĂÂȘtre. Que la nuit est belle! Que l'air du ciel est pur! Respire, respire, coeur navrĂ© de joie! SCORONCONCOLO Viens, MaĂtre, nous en avons trop fait; sauvons-nous. LORENZO Que le vent du soir est doux et embaumĂ©! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent! O nature magnifique, ĂÂŽ Ă©ternel repos! SCORONCONCOLO Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en dĂ©coule. Venez, seigneur. LORENZO Ah! Dieu de bontĂ©! quel moment! SCORONCONCOLO, Ă part. Son ĂÂąme se dilate singuliĂšrement. Quant Ă moi, je prendrai les devants. Il veut sortir. LORENZO Attends! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre. SCORONCONCOLO Pourvu que les voisins n'aient rien entendu! LORENZO Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habituĂ©s Ă notre tapage? Viens, partons. Ils sortent. ACTE V SCENE PREMIERE Au palais du duc. Entrent VALORI, SIRE MAURICE et GUICCIARDINI. Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs. SIRE MAURICE Giomo n'est pas revenu encore de son message, cela devient de plus en plus inquiĂ©tant. GUICCIARDINI Le voilĂ qui entre dans la salle. Entre Giomo. SIRE MAURICE Eh bien! qu'as-tu appris? GIOMO Rien du tout. Il sort. GUICCIARDINI Il ne veut pas rĂ©pondre. Le cardinal Cibo est enfermĂ© dans le cabinet du duc; c'est Ă lui seul que les nouvelles arrivent. Entre un autre messager. Eh bien! le duc est-il retrouvĂ©? sait-on ce qu'il est devenu? LE MESSAGER Je ne sais pas. Il entre dans le cabinet. VALORI Quel Ă©vĂ©nement Ă©pouvantable, Messieurs, que cette disparition! point de nouvelles du duc! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier soir? Il ne paraissait pas malade? Rentre Giomo. GIOMO, Ă sire Maurice. Je puis vous le dire Ă l'oreille, le duc est assassinĂ©. SIRE MAURICE AssassinĂ©! par qui? oĂÂč l'avez-vous trouvĂ©? GIOMO OĂÂč vous nous aviez dit - dans la chambre de Lorenzo. SIRE MAURICE Ah! sang du diable! le cardinal le sait-il? GIOMO Oui, Excellence. SIRE MAURICE Que dĂ©cide-t-il? Qu'y a-t-il Ă faire? DĂ©jĂ le peuple se porte en foule vers le palais. Toute cette hideuse affaire a transpirĂ©; nous sommes morts si elle se confirme; on nous massacrera. Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond. GUICCIARDINI Que signifie cela? Va-t-on faire des distributions au peuple? Entre un seigneur de la cour. LE SEIGNEUR Le duc est-il visible, Messieurs? VoilĂ un cousin Ă moi, nouvellement arrivĂ© d'Allemagne, que je dĂ©sire prĂ©senter Ă Son Altesse; soyez assez bons pour le voir d'un oeil favorable. GUICCIARDINI RĂ©pondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire. VALORI La salle se remplit Ă tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils attendent tranquillement qu'on les admette. SIRE MAURICE, Ă Giomo. On l'a enterrĂ© lĂ ? GIOMO Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous? Si le peuple apprenait cette mort-lĂ , elle pourrait en causer bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsĂšques publiques. En attendant, nous l'avons emportĂ© dans un tapis. VALORI Qu'allons-nous devenir? PLUSIEURS SEIGNEURS, s'approchent. Nous sera-t-il bientĂÂŽt permis de prĂ©senter nos devoirs Ă Son Altesse? Qu'en pensez-vous, messieurs? Entre le cardinal Cibo. LE CARDINAL Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux. Le duc a passĂ© la nuit Ă une mascarade, et il repose en ce moment. Des valets suspendent des dominos aux croisĂ©es. LES COURTISANS Retirons-nous, le duc est encore couchĂ©. Il a passĂ© la nuit au bal. Les courtisans se retirent. - Entrent les Huit. NICCOLINI Eh bien, Cardinal, qu'y a-t-il de dĂ©cidĂ©? LE CARDINAL Primo avulso, non deficit alter Aureus, et simili frondescit virga metallo. Il sort. NICCOLINI VoilĂ qui est admirable; mais qu'y a-t-il de fait? Le duc est mort; il faut en Ă©lire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l'eau qui va bouillir. VETTORI Je propose Octavien de MĂ©dicis. CAPPONI Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du sang. ACCIAIUOLI Si nous prenions le cardinal? SIRE MAURICE Plaisantez-vous? RUCCELLAI Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le laissez, au mĂ©pris de toutes les lois, se dĂ©clarer seul juge en cette affaire? VETTORI C'est un homme capable de la bien diriger. RUCCELLAI Qu'il se fasse donner l'ordre du pape. VETTORI C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyĂ© l'autorisation par un courrier que le cardinal a fait partir dans la nuit. RUCCELLAI Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un courrier commence par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des enfants? CANIGIANI, s'approchant. Messieurs, si vous m'en croyez voilĂ ce que nous ferons nous Ă©lirons duc de Florence son fils Julien. RUCCELLAI Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, Canigiani? GUICCIARDINI, bas. Ne voyez-vous pas le personnage? C'est le cardinal qui lui met dans la tĂÂȘte cette sotte proposition. Cibo serait rĂ©gent, et l'enfant mangerait des gĂÂąteaux. RUCCELLAI Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient de pareils discours. Entre Corsi. CORSI Messieurs, le cardinal vient d'Ă©crire Ă CĂÂŽme de MĂ©dicis. LES HUIT Sans nous consulter? CORSI Le cardinal a Ă©crit pareillement Ă Pise, Ă Arezzo, et Ă Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de MĂ©dicis sera demain ici avec le plus de monde possible; Alexandre Vitelli est dĂ©jĂ dans la forteresse avec la garnison entiĂšre. Quant Ă Lorenzo, il est parti trois courriers pour le joindre. RUCCELLAI Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal, cela sera plus tĂÂŽt fait. CORSI Il m'est ordonnĂ© de vous prier de mettre aux voix l'Ă©lection de CĂÂŽme de MĂ©dicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la rĂ©publique florentine. GIOMO, Ă des valets qui traversent la salle. RĂ©pandez du sable autour de la porte, et n'Ă©pargnez pas le vin plus que le reste. RUCCELLAI Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi! SIRE MAURICE Allons, Messieurs, aux voix. Voici vos billets. VETTORI CĂÂŽme est en effet le premier en droit aprĂšs Alexandre; c'est son plus proche parent. ACCIAIUOLI Quel homme est-ce? je le connais fort peu. CORSI C'est le meilleur prince du monde. GUICCIARDINI HĂ©, hĂ©, pas tout Ă fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai. SIRE MAURICE Vos voix, Seigneurs. RUCCELLAI Je m'oppose Ă ce vote formellement, et au nom de tous les citoyens. VETTORI Pourquoi? RUCCELLAI Il ne faut plus Ă la rĂ©publique ni princes, ni ducs, ni seigneurs; voici mon vote. Il montre son billet blanc. VETTORI Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous. RUCCELLAI Adieu donc; je m'en lave les mains GUICCIARDINI, courant aprĂšs lui. Eh! mon Dieu; Palla, vous ĂÂȘtes trop violent. RUCCELLAI Laissez-moi! J'ai soixante-deux ans passĂ©s; ainsi vous ne pouvez pas me faire grand mal dĂ©sormais. Il sort. NICCOLINI Vos voix, messieurs! Il dĂ©plie les billets jetĂ©s dans un bonnet. Il y a unanimitĂ©. Le courrier est-il parti pour Trebbio? CORSI Oui, Excellence. CĂÂŽme sera ici dans la matinĂ©e de demain Ă moins qu'il ne refuse. VETTORI Pourquoi refuserait-il? NICCOLINI Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? Quinze lieues Ă faire d'ici Ă Trebbio pour trouver CĂÂŽme, et autant pour revenir, ce serait une journĂ©e de perdue. Nous aurions dĂ» choisir quelqu'un qui fĂ»t plus prĂšs de nous. VETTORI Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable qu'il acceptera. Tout cela est Ă©tourdissant. Ils sortent. SCENE II A Venise. PHILIPPE STROZZI, dans son cabinet. PHILIPPE J'en Ă©tais sĂ»r. - Pierre est en correspondance avec le roi de France; le voilĂ Ă la tĂÂȘte d'une espĂšce d'armĂ©e, et prĂÂȘt Ă mettre le bourg Ă feu et Ă sang. C'est donc lĂ ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu'on a respectĂ© si longtemps! il aura produit un rebelle et deux ou trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix sous le gazon; l'oubli du monde entier est autour de toi comme en toi, au fond de la triste vallĂ©e oĂÂč je t'ai laissĂ©e. On frappe Ă la porte. Entrez. Entre Lorenzo. LORENZO Philippe, je t'apporte le plus beau joyau de ta couronne. PHILIPPE Qu'est-ce que tu jettes lĂ ? une clef? LORENZO Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de MĂ©dicis, mort de la main que voilĂ . PHILIPPE Vraiment! vraiment! cela est incroyable LORENZO Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par moi. PHILIPPE, prenant la clef. Alexandre est mort! cela est-il possible? LORENZO Que dirais-tu, si les rĂ©publicains t'offraient d'ĂÂȘtre duc Ă sa place? PHILIPPE Je refuserais, mon ami. LORENZO Vraiment! vraiment! cela est incroyable. PHILIPPE Pourquoi? cela est tout simple pour moi. LORENZO Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? PHILIPPE O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. La libertĂ© est donc sauvĂ©e! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l'as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort! Ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; il n'y a que l'amour le plus pur, le plus sacrĂ© pour la patrie, j'en prends Dieu Ă tĂ©moin. LORENZO Allons, calme-toi; il n'y a rien de sauvĂ© que moi, qui ai les reins brisĂ©s par les chevaux de l'Ă©vĂÂȘque de Marzi. PHILIPPE N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'Ă©pĂ©e Ă la main Ă l'heure qu'il est? LORENZO Je les ai avertis; j'ai frappĂ© Ă toutes les portes rĂ©publicaines, avec la constance d'un frĂšre quĂÂȘteur; je leur ai dit de frotter leurs Ă©pĂ©es, qu'Alexandre serait mort quand ils s'Ă©veilleraient. Je pense qu'Ă l'heure qu'il est ils se sont Ă©veillĂ©s plus d'une fois, et rendormis Ă l'avenant. Mais, en vĂ©ritĂ©, je ne pense pas autre chose. PHILIPPE As-tu averti les Pazzi? L'as-tu dit Ă Corsini? LORENZO A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, Ă la lune, tant j'Ă©tais sĂ»r de n'ĂÂȘtre pas Ă©coutĂ©. PHILIPPE Comment l'entends-tu? LORENZO J'entends qu'ils ont haussĂ© les Ă©paules, et qu'ils sont retournĂ©s Ă leurs dĂners, Ă leurs cornets et Ă leurs femmes. PHILIPPE Tu ne leur as donc pas expliquĂ© l'affaire? LORENZO Que diantre voulez-vous que j'explique? Croyez-vous que j'eusse une heure Ă perdre avec chacun d'eux? Je leur ai dit "prĂ©parez-vous" et j'ai fait mon coup. PHILIPPE Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? Tu n'as pas de nouvelles depuis ton dĂ©part, et il y a plusieurs jours que tu es en route. LORENZO Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps Ă autre, quand ils ont le gosier sec. PHILIPPE Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier ce que tu me dis lĂ ? Sois tranquille, j'ai meilleure espĂ©rance. LORENZO Je suis tranquille, plus que je ne puis dire. PHILIPPE Pourquoi n'es-tu pas sorti, la tĂÂȘte du duc Ă la main? Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et son chef. LORENZO J'ai laissĂ© le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mĂÂȘmes la curĂ©e. PHILIPPE Tu aurais dĂ©ifiĂ© les hommes, si tu ne les mĂ©prisais. LORENZO Je ne les mĂ©prise point, je les connais. Je suis trĂšs persuadĂ© qu'il y en a trĂšs peu de trĂšs mĂ©chants, beaucoup de lĂÂąches et un grand nombre d'indiffĂ©rents. Il y en a aussi de fĂ©roce comme les habitants de Pistoie, qui ont trouvĂ© dans cette affaire une petite occasion d'Ă©gorger tous leurs chanceliers en plein midi au milieu des rues. J'ai appris cela il n'y a pas une heure. PHILIPPE Je suis plein de joie et d'espoir; le coeur me bat malgrĂ© moi. LORENZO Tant mieux pour vous. PHILIPPE Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? AssurĂ©ment tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses mais tous sont sensibles aux grandes choses; nies-tu l'histoire du monde entier? Il faut sans doute une Ă©tincelle pour allumer une forĂÂȘt, mais l'Ă©tincelle peut sortir d'un caillou, et la forĂÂȘt prend feu. C'est ainsi que l'Ă©clair d'une seule Ă©pĂ©e peut illuminer tout un siĂšcle. LORENZO Je ne nie pas l'histoire, mais je n'y Ă©tais pas. PHILIPPE Laisse-moi t'appeler Brutus! Si je suis un rĂÂȘveur, laisse-moi ce rĂÂȘve-lĂ . O mes amis, mes compatriotes! vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez. LORENZO Pourquoi ouvrez-vous la fenĂÂȘtre? PHILIPPE Ne vois-tu pas sur cette route un courrier qui arrive Ă franc Ă©trier? Mon Brutus! Mon grand Lorenzo! la libertĂ© est dans le ciel! je la sens, je la respire. LORENZO Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre fenĂÂȘtre; toutes ces paroles me font mal. PHILIPPE Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; un crieur lit une proclamation. HolĂ , Jean! allez acheter le papier de ce crieur. LORENZO O Dieu! ĂÂŽ Dieu! PHILIPPE Tu deviens pĂÂąle comme un mort. Qu'as-tu donc! LORENZO N'as-tu rien entendu? Un domestique entre, apportant la proclamation. PHILIPPE Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans la rue. LORENZO, lisant. "A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de MĂ©dicis, traĂtre Ă la patrie et assassin de son maĂtre, en quelque lieu et de quelque maniĂšre que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, il est promis par le conseil des Huit Ă Florence 1ð quatre mille florins d'or sans aucune retenue; 2ð une rente de cent florins par an, pour lui durant sa vie, et hĂ©ritiers en ligne directe aprĂšs sa mort; 3ð la permission d'exercer toutes les magistratures, de possĂ©der tous les bĂ©nĂ©fices et privilĂšges de l'Etat, malgrĂ© sa naissance s'il est roturier; 4ð grĂÂące pour toutes ses fautes, passĂ©es et futures, ordinaires et extraordinaires." SignĂ© de la main des Huit. Eh bien, Philippe, vous ne vouliez pas croire tout Ă l'heure que j'avais tuĂ© Alexandre? Vous voyez bien que je l'ai tuĂ©. PHILIPPE Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans cette chambre. Ils sortent. SCENE III Florence. Une rue. Entrent DEUX GENTILSHOMMES. PREMIER GENTILHOMME N'est-ce pas le marquis Cibo qui passe lĂ ? Il me semble qu'il donne le bras Ă sa femme? Le marquis et la marquise passent. DEUXIEME GENTILHOMME Il paraĂt que ce bon marquis n'est pas d'une nature vindicative. Qui ne sait pas Ă Florence que sa femme a Ă©tĂ© la maĂtresse du feu duc? PREMIER GENTILHOMME Ils paraissent bien raccommodĂ©s. J'ai cru les voir se serrer la main. DEUXIEME GENTILHOMME La perle des maris, en vĂ©ritĂ©! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue que l'Arno, cela s'appelle avoir l'estomac bon. PREMIER GENTILHOMME Je sais que cela fait parler, - cependant je ne te conseillerais pas d'aller lui en parler Ă lui-mĂÂȘme; il est de la premiĂšre force Ă toutes les armes, et les faiseurs de calembours craignent l'odeur de son jardin. DEUXIEME GENTILHOMME Si c'est un original il n'y a rien Ă dire. Ils sortent. SCENE IV Une auberge. Entrent PIERRE STROZZI et UN MESSAGER. PIERRE Ce sont ses propres paroles? LE MESSAGER Oui, Excellence, les paroles du roi lui-mĂÂȘme. PIERRE C'est bon. Le messager sort. Le roi de France protĂ©geant la libertĂ© de l'Italie, c'est justement comme un voleur protĂ©geant contre un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la dĂ©fend jusqu'Ă ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, une route s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains que de poussiĂšre. Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque choses! Ma vengeance m'a glissĂ© entre les doigts comme un oiseau effarouchĂ©; je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons lĂ ces femmelettes qui ne pensent qu'au nom de mon pĂšre, et qui me toisent toute la journĂ©e pour chercher par oĂÂč je lui ressemble. Je suis nĂ© pour autre chose que pour faire un chef de bandits. Il sort. SCENE V Une place. - Florence. L'ORFEVRE et LE MARCHAND DE SOIE, assis. LE MARCHAND Observez bien ce que je dis, faites attention Ă mes paroles. Le feu duc Alexandre a Ă©tĂ© tuĂ© l'an 1536, qui est bien l'annĂ©e oĂÂč nous sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc Ă©tĂ© tuĂ© l'an 1536, voilĂ qui est fait. Il avait vingt-six ans; remarquez-vous cela? Mais ce n'est encore rien; il avait donc vingt-six ans, bon. Il est mort le 6 du mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas justement le 6 qu'il est mort? Ecoutez maintenant. Il est mort Ă six heures de la nuit. Qu'en pensez-vous, pĂšre Mondella? voilĂ de l'extraordinaire, ou je ne m'y connais pas. Il est donc mort Ă six heures de la nuit. Paix! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh bien! cela vous frappe-t-il Ă prĂ©sent? Il avait six blessures, Ă six heures de la nuit, le 6 du mois, Ă l'ĂÂąge de vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot il avait rĂ©gnĂ© six ans. L'ORFEVRE Quel galimatias me faites-vous lĂ , voisin? LE MARCHAND Comment! comment! vous ĂÂȘtes donc absolument incapable de calculer? vous ne voyez pas ce qui rĂ©sulte de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur de vous expliquer? L'ORFEVRE Non, en vĂ©ritĂ©, je ne vois pas ce qui en rĂ©sulte. LE MARCHAND Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas? L'ORFEVRE Je ne vois pas qu'il en rĂ©sulte la moindre des choses. A quoi cela peut-il nous ĂÂȘtre utile? LE MARCHAND Il en rĂ©sulte que six Six ont concouru Ă la mort d'Alexandre. Chut! ne rĂ©pĂ©tez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense, je vous le dis comme Ă un ami. L'ORFEVRE Allez-vous promener! je suis un homme vieux, mais pas encore une vieille femme. Le CĂÂŽme arrive aujourd'hui, voilĂ ce qui rĂ©sulte le plus clairement de notre affaire, il nous est poussĂ© un beau dĂ©cideur de paroles dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela ne fait-il pas honte? Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers, frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur criaient "Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, qui agirons". LE MARCHAND Il n'y a pas que les vĂÂŽtres qui aient criĂ©; c'est un vacarme de paroles dans la ville, comme je n'en ai jamais entendu, mĂÂȘme par ouĂÂŻ-dire. L'ORFEVRE On demande les boules Note 6; les uns courent aprĂšs les soldats, les autres aprĂšs le vin qu'on distribue, et ils s'en remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient leur rester. LE MARCHAND Il y en a qui voulaient rĂ©tablir le Conseil, et Ă©lire librement un gonfalonier, comme jadis. L'ORFEVRE Il y en a qui voulaient, comme vous dites, mais il n'y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai Ă©tĂ© au MarchĂ© Neuf, moi, et j'ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde. Pas une ĂÂąme n'est venue Ă mon secours. Les Ă©tudiants seuls se sont montrĂ©s. LE MARCHAND Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? On dit que le provĂ©diteur, Roberto Corsini, est allĂ© hier soir Ă l'assemblĂ©e des rĂ©publicains, au palais Salviati. L'ORFEVRE Rien n'est plus vrai. Il a offert de livrer la forteresse aux amis de la libertĂ©, avec les provisions, les clefs, et tout le reste. LE MARCHAND Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? c'est une trahison de haute justice. L'ORFEVRE Ah bien oui! on a braillĂ©, bu du vin sucrĂ©, et cassĂ© des carreaux; mais la proposition de ce brave homme' n'a seulement pas Ă©tĂ© Ă©coutĂ©e. Comme on n'osait pas faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait de lui, et qu'on le soupçonnait de faussetĂ© dans ses offres. Mille millions de diables! que j'enrage! Tenez, voilĂ les courriers de Trebbio qui arrivent; CĂÂŽme n'est pas loin d'ici. Bonsoir, voisin, le sang me dĂ©mange! il faut que j'aille au palais. Il sort. LE MARCHAND Attendez donc, voisin; je vais avec vous. Il sort. Entre un prĂ©cepteur avec le petit Salviati, et un autre avec le petit Strozzi. LE PREMIER PRECEPTEUR Sapientissime doctor, comment se porte votre Seigneurie? Le trĂ©sor de votre prĂ©cieuse santĂ© est-il dans une assiette rĂ©guliĂšre, et votre Ă©quilibre se maintient-il convenable, par ces tempĂÂȘtes oĂÂč nous voilĂ ? LE DEUXIEME PRECEPTEUR C'est chose grave, Seigneur Docteur, qu'une rencontre aussi Ă©rudite et aussi fleurie que la vĂÂŽtre, sur cette terre soucieuse et lĂ©zardĂ©e. Souffrez que je presse cette main gigantesque, d'oĂÂč sont sortis les chefs-d'oeuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet. LE PETIT SALVIATI Canaille de Strozzi que tu es! LE PETIT STROZZI Ton pĂšre a Ă©tĂ© rossĂ©, Salviati. LE PREMIER PRECEPTEUR Ce pauvre Ă©bat de notre muse serait-il allĂ© jusqu'Ă vous, qui ĂÂȘtes homme d'art si consciencieux, si large et si austĂšre? Des yeux comme les vĂÂŽtres, qui remuent des horizons si dentelĂ©s, si phosphorescents, auraient-ils consenti Ă s'occuper des fumĂ©es peut-ĂÂȘtre bizarres et osĂ©es d'une imagination chatoyante? LE DEUXIEME PRECEPTEUR Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grĂÂące, votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet. LE PREMIER PRECEPTEUR Vous serez peut-ĂÂȘtre Ă©tonnĂ© que moi, qui ai commencĂ© par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la rĂ©publique. LE PETIT SALVIATI Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi. LE PETIT STROZZI Tiens, chien de Salviati, en voilĂ encore deux. LE PREMIER PRECEPTEUR Voici les vers Chantons la LibertĂ©, qui refleurit plus ĂÂąpre... LE PETIT SALVIATI Faites donc finir ce gamin-lĂ , monsieur, c'est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets. LE DEUXIEME PRECEPTEUR Allons, petit, tiens-toi tranquille. LE PETIT STROZZI Tu y reviens en sournois? Tiens, canaille, porte cela Ă ton pĂšre, et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade qu'il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu es! Vous ĂÂȘtes des empoisonneurs. LE PREMIER PRECEPTEUR Veux-tu te taire, polisson! Il le frappe. LE PETIT STROZZI Aye, aye! Il m'a frappĂ©. LE PREMIER PRECEPTEUR Chantons la LibertĂ©, qui refleurit plus ĂÂąpre Sous des soleils plus mĂ»rs et des cieux plus vermeils. LE PETIT STROZZI Aye! aye! il m'a Ă©corchĂ© l'oreille. LE DEUXIEME PRECEPTEUR Vous avez frappĂ© trop fort, mon ami. Le petit Strozzi rosse le petit Salviati. PREMIER PRECEPTEUR Eh bien! qu'est-ce Ă dire? DEUXIEME PRECEPTEUR Continuez, je vous en supplie. LE PREMIER PRECEPTEUR Avec plaisir, mais ces enfants ne cessent pas de se battre. Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent. SCENE VI Florence. Une rue. Entrent des ETUDIANTS et des SOLDATS. UN ETUDIANT Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras. HolĂ , les boules! les boules! Citoyens de Florence, ne laissons pas Ă©lire un duc sans voter. UN SOLDAT Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous. L'ETUDIANT Citoyens, venez ici; on mĂ©connaĂt vos droits, on insulte le peuple. Un grand tumulte. LES SOLDATS Gare! Retirez-vous. UN AUTRE ETUDIANT Nous voulons mourir pour nos droits. UN SOLDAT Meurs donc. Il le frappe. L'ETUDIANT Venge-moi, Roberto, et console ma mĂšre. Il meurt. Les Ă©tudiants attaquent les soldats; ils sortent en se battant. SCENE VII Venise. - Le cabinet de Strozzi. PHILIPPE; LORENZO, tenant une lettre. LORENZO VoilĂ une lettre qui m'apprend que ma mĂšre est morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe. PHILIPPE Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinĂ©e. Vous allez et venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait pas. LORENZO Au moment oĂÂč j'allais tuer ClĂ©ment VII, ma tĂÂȘte a Ă©tĂ© mise Ă prix Ă Rome. Il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tuĂ© Alexandre. Si je sortais de l'Italie, je serais bientĂÂŽt sonnĂ© Ă son de trompe dans toute l'Europe, et Ă ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation Ă©ternelle dans tous les carrefours de l'immensitĂ©. PHILIPPE Votre gaietĂ© est triste comme la nuit; vous n'ĂÂȘtes pas changĂ©, Lorenzo. LORENZO Non, en vĂ©ritĂ©, je porte les mĂÂȘmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bĂÂąille avec ma bouche; il n'y a de changĂ© en moi qu'une misĂšre c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc. PHILIPPE Partons ensemble; redevenez un homme. Vous avez beaucoup fait, mais vous ĂÂȘtes jeune. LORENZO Je suis plus vieux que le bisaĂÂŻeul de Saturne; je vous en prie, venez faire un tour de promenade. PHILIPPE Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est lĂ votre malheur. Vous avez des travers, mon ami. LORENZO J'en conviens; que les rĂ©publicains n'aient rien fait Ă Florence, c'est lĂ un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes Ă©tudiants, braves et dĂ©terminĂ©s, se soient fait massacrer en vain; que CĂÂŽme, un planteur de choux, ait Ă©tĂ© Ă©lu Ă l'unanimitĂ©, oh! je l'avoue, je l'avoue, ce sont lĂ des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort. PHILIPPE Ne raisonnons point sur un Ă©vĂ©nement qui n'est pas achevĂ©. L'important est de sortir d'Italie; vous n'avez point encore fini sur la terre. LORENZO J'Ă©tais une machine Ă meurtre, mais Ă un meurtre seulement. PHILIPPE N'avez-vous pas Ă©tĂ© heureux autrement que par ce meurtre? Quand vous ne devriez faire dĂ©sormais qu'un honnĂÂȘte homme, pourquoi voudriez-vous mourir? LORENZO Je ne puis que vous rĂ©pĂ©ter mes propres paroles Philippe, j'ai Ă©tĂ© honnĂÂȘte. Peut-ĂÂȘtre le redeviendrais-je, sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un dĂ©bauchĂ©, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'ĂÂȘtre. Sortons, je vous en prie. PHILIPPE Tu te feras tuer dans toutes ces promenades. LORENZO Cela m'amuse de les voir. La rĂ©compense est si grosse qu'elle les rend presque courageux. Hier, un grand gaillard Ă jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau sans pouvoir se dĂ©terminer Ă m'assommer. Le pauvre homme portait une espĂšce de couteau long comme une broche, il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitiĂ©; c'Ă©tait peut-ĂÂȘtre un pĂšre de famille qui mourait de faim. PHILIPPE O Lorenzo! Lorenzo! ton coeur est trĂšs malade. C'Ă©tait sans doute un honnĂÂȘte homme; pourquoi attribuer Ă la lĂÂąchetĂ© du peuple le respect pour les malheureux? LORENZO Attribuez cela Ă ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. Il sort. PHILIPPE, seul. Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. HolĂ ! Jean! Pippo! holĂ ! Entre un domestique. Prenez une Ă©pĂ©e, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous Ă une distance convenable du seigneur Lorenzo, de maniĂšre Ă pouvoir le secourir si on l'attaque. JEAN Oui, monseigneur. Entre Pippo. PIPPO Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme Ă©tait cachĂ© derriĂšre la porte, qui l'a frappĂ© par derriĂšre, comme il sortait. PHILIPPE Courons vite! Il n'est peut-ĂÂȘtre que blessĂ©. PIPPO Ne voyez-vous pas tout ce monde? Le peuple s'est jetĂ© sur lui. Dieu de misĂ©ricorde! On le pousse dans la lagune. PHILIPPE Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas mĂÂȘme un tombeau? Il sort. SCENE VIII Florence. - La grande place. Des tribunes publiques sont remplies de monde. Des gens du peuple accourent de tous cĂÂŽtĂ©s. LE PEUPLE Vive MĂ©dicis! Il est duc, duc! il est duc. LES SOLDATS Gare, canaille! LE CARDINAL CIBO, sur une estrade, Ă CĂÂŽme de MĂ©dicis. Seigneur, vous ĂÂȘtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la couronne que le Pape et CĂ©sar m'ont chargĂ© de vous confier, il m'est ordonnĂ© de vous faire jurer quatre choses. COME Lesquelles, Cardinal? LE CARDINAL Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter contre l'autoritĂ© de Charles-Quint, venger la mort d'Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants naturels. COME Comment faut-il que je prononce ce serment? LE CARDINAL Sur l'Evangile. Il lui prĂ©sente l'Evangile. COME Je le jure Ă Dieu et Ă vous, Cardinal. Maintenant donnez-moi la main. Ils s'avancent vers le peuple. On entend CĂÂŽme parler dans l'Ă©loignement. "TrĂšs nobles et trĂšs puissants Seigneurs, Le remercĂment que je veux faire Ă vos trĂšs illustres et trĂšs gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois, n'est pas autre que l'engagement qui m'est bien doux, Ă moi si jeune comme je suis, d'avoir toujours devant les yeux, en mĂÂȘme temps que la crainte de Dieu, l'honnĂÂȘtetĂ© et la justice, et le dessein de n'offenser personne, ni dans les biens ni dans l'honneur, et, quant au gouvernement des affaires, de ne jamais m'Ă©carter du conseil du jugement des trĂšs prudentes et trĂšs judicieuses Seigneuries auxquelles je m'offre en tout, et recommande bien dĂ©votement." Notes de l'auteur Note 6. On comprend qu'il s'agit ici d'Ă©lections.
. lgpgpk53ob.pages.dev/11lgpgpk53ob.pages.dev/430lgpgpk53ob.pages.dev/398lgpgpk53ob.pages.dev/437lgpgpk53ob.pages.dev/242lgpgpk53ob.pages.dev/135lgpgpk53ob.pages.dev/217lgpgpk53ob.pages.dev/481
accord guitare j en parlerai au diable